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Mes mères - mes héroïnes

Ce récit est présenté par Audrey Masselink de l'administration centrale à Charlottetown. Il s'agit du récit très touchant de son enfance durant la guerre en Hollande et de la vie de deux femmes qui revêtent une grande importance pour elle.

Il s'agit de l'histoire de deux femmes remarquables. Elles sont aujourd'hui âgées et dépendantes des autres. Au cours des premières années de leur vie d'épouses, elles résidaient dans des régions différentes d'un petit pays situé au bord de la mer en Europe de l'Ouest, pays facilement occupé par l'ennemi, mais résistant de manière tenace et têtue. L'une de ces femmes est ma mère biologique, l'autre ma « mère de guerre ». Étant donné que leurs histoires se recoupent, j'en ferai un seul récit.

Ma première mémoire de la guerre remonte à 1940, lors du bombardement de Rotterdam, la ville de Hollande où je suis née et où j'ai été élevée. Ma soeur encore bébé dormait dans son berceau dans la même pièce où ma mère, mon frère et moi nous nous pelotonnions l'un contre l'autre. La pièce était située entre le séjour, qui donnait sur une rue commerçante et la chambre de mes parents, qui donnait sur une arrière-cour minuscule. Les portes coulissantes séparant la pièce du milieu des autres étaient fermées, de manière à ce qu'on ne puisse apercevoir aucune lumière de l'extérieur. À l'époque, je pensais que le bombardement était un orage violent. Durant des heures, ma mère demeurait calme et joyeuse, nous aidant à jouer en silence et détournant notre attention du bruit effrayant. Lorsque le hurlement et les explosions des bombes culminèrent, ma mère nous demanda de prier pour notre sécurité et notre protection. Le coeur de notre magnifique ville fut détruit lors de ce bombardement, mais ma mémoire ne reste pas figée sur la crainte qui est généralement associée à des événements aussi dévastateurs. Je me souviens plutôt du courage, de la confiance et de la présence d'esprit dont faisait preuve ma mère, face au danger.

Durant la guerre, la nourriture était rare dans nos grandes villes. La plupart des aliments de Hollande étaient réquisitionnés pour nourrir l'armée d'Hitler. Le peu qui restait pour les citoyens de Rotterdam était rationné et très cher. Ma mère finit par trop maigrir et elle commença à souffrir d'un oedème, maladie provoquée par la faim qui entraîne un gonflement du corps. Elle avait pris un précieux biscuit salé Maria (du même type que ceux qu'on peut acheter encore dans les magasins à l'heure actuelle) pour apaiser sa faim durant la longue attente qui était de mise pour acheter une simple miche de pain. Derrière elle, dans la queue, se trouvait une jeune femme mince et souffrant de malnutrition, qui était sur le point de s'évanouir. Dans un geste de pure bonté, ma mère lui offrit le biscuit. Combien d'entre nous peuvent nourrir leur famille, lorsque nous avons nous-mêmes faim? Quel contrôle de soi faut-il avoir pour se sacrifier en offrant aux autres le peu d'aliments qu'on possède, alors que la faim nous tenaille. Cela nécessite incontestablement une forte volonté, une grande bonté de coeur et la foi en de solides valeurs spirituelles pour faire preuve de tant de miséricorde.

Au début de l'année 1943, ma mère se retrouva dans une situation pratiquement insoutenable. Les aliments devenaient de plus en plus rares. Le peu de pain qui restait dans les magasins coûtait huit florins hollandais la miche, en comparaison de 0,25$ après la guerre. Cet hiver, notre ancienne femme de ménage, qui avait déménagé à 250 km de là, revint rendre visite à sa famille durant quelques jours. Elle se rendit voir ma mère pour lui faire une proposition. Un couple du nord de la Hollande venait de perdre leur seule petite fille des suites d'une brève maladie. Lorsqu'ils entendirent parler de la faim qui régnait dans les villes, ils souhaitèrent offrir une aide sous une forme ou une autre et ils avaient demandé à notre ancienne femme de ménage si elle connaissait une fillette de la ville qui avait besoin du bon air et de la bonne nourriture de la campagne. Ils vendaient des produits d'épicerie dans leur petit magasin du village et ils livraient des commandes à des fermes isolées de la région avec leur cheval et un chariot. Notre ancienne femme de ménage leur avait promis de demander à ma mère de leur envoyer l'une de ses deux petites filles (âgées de 6 et 3 ans); la femme de ménage partirait avec elle lorsqu'elle retournerait à la campagne. Ce fut sûrement une décision déchirante pour une mère qui devait envoyer l'un des ses enfants vivre si loin de chez elle, chez des inconnus. Pour nous, à l'aube du XXIe siècle, alors que nous conduisons des voitures rapides et que nous avons suffisamment d'essence pour remplir nos réservoirs, conduire sur des routes sécuritaires en traversant des paysages paisibles le ventre plein, la distance en question peu sembler négligeable. Toutefois, la faim la hantait comme un géant invincible et elle finit par accepter que son enfant le plus frêle entreprenne le long voyage jusqu'à la maison de ces inconnus. Il lui fallut certainement plus d'une nuit de sommeil et peu de chances de survie pour se décider à envoyer son enfant vers un avenir incertain. Ce n'est qu'au début de l'hiver 1944, alors qu'il n'y avait pratiquement plus de nourriture à acheter, à voler ou à mendier, que des efforts organisés furent déployés pour envoyer des trains remplis d'enfants des villes d'Amsterdam, Rotterdam et La Haye rejoindre les collectivités agricoles du nord du pays. Ma mère courageuse fut alors à nouveau contrainte d'envoyer mon frère plus âgé et ma soeur à des étrangers dont elle ne connaissait que le nom. Personne ne pouvait l'aider à prendre cette décision à l'époque, étant donné que mon père avait été réquisitionné par les troupes allemandes, qui l'avaient envoyé dans un camp de travail en Allemagne. Il ne pouvait plus fournir d'argent ou de nourriture à sa famille. Il y avait peu de chance de pouvoir garder les enfants en vie et on ignorait comment ceux-ci retourneraient chez eux le cas échéant et qui prendrait soin d'eux, au cas où les parents décéderaient durant la guerre. Ma mère garda mon petit frère, né en 1942, avec elle à la maison. Confier à d'autres trois de ses quatre enfants constituait un acte désespéré de la part d'une femme affaiblie physiquement mais forte sur le plan spirituel.

Ma mère de guerre avait entre-temps fait son possible pour faire grossir sa maigre petite fille, me gavant de lait (fraîchement trait de la vache du voisin), de repas cuisinés à la maison et me donnant de l'amour à profusion. Un jour de 1943, alors que je revenais de l'école du village, elle m'informa qu'un visiteur m'attendait dans le séjour. Après m'être lavé les mains, je fus autorisée à aller le rencontrer. Quelle surprise, c'était mon père, qui avait réussi grâce à des connexions «secrètes» à venir rendre visite à sa petite fille. Sans poser la moindre question, ma mère de guerre fit de la place pour installer un autre lit dans la maison. À la vue de la joie que j'éprouvais à montrer à mon père mes nouveaux amis, le cheval, le cochon, le pommier, les fleurs et les autres délices de la campagne, elle me laissa veiller tard et nous laissa de nombreuses possibilités de passer du temps ensemble. Lorsqu'il quitta au bout de quelques jours, son estomac était plein pour la première fois depuis longtemps et on lui remit de la nourriture supplémentaire qu'il devait apporter à ma mère à Rotterdam, gracieuseté de mes parents de guerre, qui insistèrent pour qu'il prenne ce dont il avait besoin dans le magasin, lui donnant plus que ce qu'il demandait. Un an plus tard, alors que la faim atteignait son paroxisme dans les grandes villes, d'autres visiteurs se présentèrent. Un jour, alors que je jouais avec des amis, je remarquai deux femmes très maigres sur leur bicyclette avec des pneus de « fortune » (faits de caoutchouc solide et sans chambre à air) descendant lentement la rue du village. L'une d'entre elles transportait un bébé à l'arrière de sa bicyclette. Elles s'arrêtèrent en face du magasin et entrèrent. Étant donné que toutes les bicyclettes du village avaient été réquisitionnées par les Allemands, à l'exception d'un petit nombre qui étaient utilisées clandestinement pour produire un peu d'électricité, j'étais curieuse de savoir qui étaient ces deux femmes. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître ma mère, qui avait perdu encore plus de poids depuis que je l'avais vue pour la dernière fois. Avec son amie, elle avait parcouru les 250 km à bicyclette, ce qui triplait la difficulté du voyage sur des routes en brique, mal entretenues et cahoteuses et fréquemment patrouillées par les Allemands. Leur voyage était particulièrement dangereux à cause des raids aériens imprévus. On ne trouvait généralement pas d'abris le long des routes principales ou dans la campagne. Elles avaient dormi dans des meules de foin, quémandé de la nourriture pour tromper la faim et étaient parvenues à destination affamées et épuisées. Ma mère de guerre les pria de rester un peu, au moins le temps de se reposer, en dépit du fait que la maison était déjà pleine d'autres «visiteurs de fortune». Trois semaines plus tard, il leur fallut retourner à Rotterdam. Elles avaient l'air deux fois plus « grosses » qu'à leur arrivée. Je me rappelle encore de leurs amples corsages rembourrés de beurre et de fromage maison, de pain et de bacon supplémentaire, de manière qu'elles aient l'air de paysannes qui vont visiter des parents. Le rembourrage était une duperie, car les Allemands allaient réquisitionner toute la nourriture sauf le strict nécessaire pour leur armée. Pour garantir que tout le monde obéissait, ils effectuaient de fréquentes fouilles dans les maisons et ils inspectaient les sacs de ceux qui se déplaçaient sur les routes. Même si les femmes avaient prévu emprunter des routes détournées pour éviter la plupart des patrouilles allemandes, elles devaient traverser au moins deux points critiques. Le premier était le pont qui traversait la rivière IJssel à Zwolle, où les Canadiens livrèrent plus tard une bataille très dure, et qui fut complètement détruit quelques mois plus tard. L'autre point de contrôle était le pont qui traversait la Meuse à Rotterdam. Ces deux ponts étaient gardés par un fort contingent d'Allemands, qui les arrêtèrent et inspectèrent leurs sacs. Toutefois, Dieu était de leur côté tout le long du trajet. Elles parvinrent en sécurité à la maison, qui demeurait intacte même après plusieurs autres raids aériens. Combien d'entre nous effectueraient un voyage aussi long et dangereux dans une condition physique aussi piteuse, sur un véhicule non motorisé, juste pour voir un être cher? L'amour d'une mère est à l'évidence quelque chose de bien spécial.

Ma mère de guerre était une vraie héroïne. Je me rappelle les choses courageuses qu'elle disait et ce, malgré les questions sournoises des nazis et la pression extrême à laquelle elle était soumise; alors qu'elle avait caché de la nourriture pour les villageois, sa maison fut fouillée par des soldats allemands. Elle ne révéla jamais la présence de réfugiés, d'amis ou d'autres « locataires » cachés sous le toit et qu'elle nourrissait, abritait et encourageait. Aucune autre femme ne m'a montré ce que c'est que d'être fidèle à son mari, à sa communauté, à son pays, ainsi que de faire preuve de compassion à l'égard des opprimés, des esseulés, des affamés et des désespérés. Les histoires qui suivent démontrent la force de son caractère et de sa personnalité.

Le père de ma mère de guerre vécut avec nous durant les dernières années de la guerre. Il avait un lit en alcôve dans le salon, qui était situé juste à l'arrière du magasin et de l'entrepôt. Le fait que des parents vivent avec leurs enfants ne constitue généralement pas un problème, mais dans ce cas, la situation aurait pu être désastreuse, du fait que le grand-père était un sympatisant des nazis. En tant qu'enfant, je n'étais pas consciente des conséquences, mais aujourd'hui je comprends l'importance de ce fait. Ils vivaient dans une maison qui constituait le «noyau» du village et de la communauté environnante. Tous ceux qui venaient faire des achats au magasin ou venaient juste bavarder se connaissaient bien les uns les autres et les clients parlaient souvent politique, discutaient d'activités clandestines ou relataient les dernières nouvelles entendues à la « radio orange », la station de radio hollandaise installée en Angleterre qui relayait les nouvelles de la guerre diffusées par les alliés, ainsi que les messages codés pour les résidents. Les Allemands avaient confisqué toutes les radios qu'ils avaient été en mesure de trouver en fouillant les maisons, mais bien entendu, certaines avaient été bien cachées et on les écoutait discrètement lorsque cela était possible. Une radio était donc un bien très précieux pour ceux qui étaient en faveur d'une Hollande libre. Souvent, « Opa » apprenait qui avait une radio, qui planifiait une opération et qui relayait des messages importants. Même si on ne lui disait rien, il n'y avait aucune façon de l'empêcher de savoir qui faisait partie de la résistance, quelle nourriture n'était pas remise aux Allemands de manière à être donnée aux villageois et quel plan était en cours pour libérer cette partie du pays de ses oppresseurs. Ma mère de guerre devait vivre en sachant que les fouilles de la maison, sur l'instigation de son propre père, pouvaient avoir lieu à tout moment, et que ses amis et voisins voire son propre mari couraient constamment le danger d'être exposés. Des fouilles imprévues eurent lieu, spécialement lorsque de nouveaux arrivants, dont certains étaient juifs, se virent accorder un asile temporaire et de la nourriture, ainsi que lorsque de nouvelles provisions alimentaires arrivèrent, certaines d'entre elles étant dissimulées. Opa savait quand mon père de guerre avait été en mesure d'obtenir des cigarettes qui n'étaient pas remises aux soldats allemands et qui étaient vendues aux villageois qui se présentaient à la porte arrière en dehors des heures d'ouverture. Même si je ne peux affirmer avec certitude qu'il révéla les activités patriotiques de mon oncle aux Allemands, je sais que vers la fin de la guerre, une fausse commune fut creusée dans les bois à quelques kilomètres (j'y jouais après la guerre lorsque je visitais mes parents de guerre) et que mon oncle était destiné à être le premier à être fusillé et à y être enterré. Combien de fois ma mère de guerre a-t-elle dû se taire afin de ne rien révéler à son père, de ne pas éveiller son hostilité et de ne pas rompre le fil dont dépendait la vie de tant de gens. Combien de fois a-t-elle eu à défendre les actions de son mari, protéger les intérêts des villageois, prétendre que j'ignorais les événements et trouver des excuses pour justifier la présence d'amis! Combien de temps une femme peut-elle feindre l'innocence, être forte, susciter l'harmonie, être bonne et hospitalière, demeurer concentrée et lutter pour la bonne cause? Seule une femme ayant un caractère trempé, un grand courage et un sens clair des valeurs était en mesure de le faire!

Vous souvenez-vous de ce qu'étaient les tabliers? On en voit très peu dans les magasins de nos jours! Durant la guerre, les gens en portaient tout le temps. La plupart du temps, ils étaient fabriqués au moyen de vieilles robes et ils redonnaient du lustre aux vêtements usés. Un jour, je déversai par accident de l'encre sur mon nouveau tablier blanc, celui qui était finement brodé et dont j'étais très fière. À l'époque, on trouvait encore des encriers dans les écoles et les élèves utilisaient un crayon avec une plume pour écrire. Les enfants de deuxième année venaient juste de suivre une leçon d'écriture, afin de s'habituer au crayon et à l'encre, plutôt qu'à un crayon à mine de plomb, lorsque la professeure annonça qu'elle nous lirait une histoire durant les quinze dernières minutes de la séance de la matinée. Nous fûmes autorisés à nous rapprocher et à nous asseoir à trois sur un banc, au lieu de deux habituellement. Je fus invitée par deux filles plus grosses que moi à m'asseoir sur le banc du devant. Lentement, la professeure commença à lire. J'étais captivée par l'histoire lorsqu'elle me jeta un regard et remarqua une tache d'encre sur mon tablier. Lentement, elle ferma le livre et, me regardant avec sévérité, m'ordonna de rester en retenue à l'heure du midi (nous avions deux heures pour manger et tous les enfants étaient censés rentrer chez eux pour le déjeuner). La classe fut invitée à rester assise en silence durant les dernières minutes en attendant l'heure du midi. Lorsque la cloche de midi sonna (elle était actionnée manuellement par le directeur), les enfants tournèrent en rond devant la penderie avant de quitter la classe, certains m'incitant fortement à quitter avec eux. Je redoutais de rester en retenue, car j'étais une étudiante consciencieuse. Devoir rester après la classe était une «première» pour moi et dans les années 40, les enseignants avaient beaucoup plus de pouvoir et d'influence qu'au cours des années 90. Mais je redoutais également de rentrer à la maison, ignorant ce qui m'attendait, étant bien consciente que j'aurais dû faire plus attention avec l'encre. À la fin, je décidai de rentrer à la maison. Je fus soulagée de voir que ma mère de guerre n'était pas du tout en colère lorsque je lui montrai la tache d'encre sur mon tablier. Elle rit quand je lui appris que je n'étais pas restée parce que j'avais trop peur. Avant de revenir à l'école, elle m'encouragea à aller voir l'enseignante à 4 h. L'un des autres enfants de la classe avait également dû rester en retenue et la professeure s'occupa d'abord de son cas. Ce qui se passa supprima totalement mon sentiment de peur. Imaginez la scène: un professeur allongeant un garçon de huit ans costaud et hurlant sur ses genoux, et lui donnant une fessée si peu convaincante qu'elle n'aurait pas fait de mal à un chat. Même pour un enfant, ce toucher délicat était très drôle. J'eus beaucoup de difficulté à me retenir de rire. Lorsque le garçon hurlant fut renvoyé, ce fut à mon tour. J'étais prête. Je ne pleurai pas, je ne ris pas, je demeurai parfaitement silencieuse et calme; je pensais aux nouveaux vêtements de Cendrillon! Je fus surprise d'entendre l'enseignante me conseiller d'être soigneuse et de ne pas oublier d'obéir, puis elle me punit en me donnant une copie de 25 lignes à écrire au crayon et à l'encre. Je rentrai joyeusement à la maison raconter l'histoire de la fessée dont j'avais été témoin après la classe. Vous devez penser qu'une mère qui avait tant investi pour habiller proprement son enfant aurait voulu me donner une leçon sous une forme ou une autre. Pas du tout, elle rit de bon coeur lorsque je lui appris l'histoire de Hillebrand et elle m'indiqua qu'elle laverait le tablier avec un soin spécial si j'écrivais mes lignes avec soin. Elle savait que je n'avais pas fait ce dégât volontairement et que mes sentiments étaient plus importants que les éléments matériels.

Cette leçon fut confirmée un jour, alors que je récoltais des marguerites dans un pré avec mon amie. Il y avait des vaches dans le pré et nous fîmes notre possible pour rester loin d'elles autant que nous le pouvions. Le temps changea brusquement et un orage éclata. Compte tenu de l'expérience du terrible «orage» que j'avais vécu à Rotterdam, j'eus soudain très peur et je commençai à courir vers la maison le plus vite que mes courtes jambes pouvaient me porter. Toutefois, les vaches furent également effrayées par les éclairs et le tonnerre soudain. Elles nous virent partir en courant et nous suivirent. Paniquées, nous nous dirigeâmes vers la clôture de fils barbelés la plus proche, nous glissâmes par en dessous laissant les vaches derrière nous. Dans ma hâte, je ne rampai pas suffisamment bas et j'accrochai ma robe sur le fil barbelé du bas, la déchirant. J'arrivai à la maison en pleurs et m'excusai auprès de ma mère de guerre. Elle me prit dans ses bras et me dit de ne pas avoir peur. Ce fut la dernière fois que j'entendis parler de la déchirure de la robe. C'est elle qui m'apprit que les bonnes intentions sont meilleures que les sentiments de culpabilité, que l'apprentissage des leçons de la vie est plus important que les dégâts temporaires, que le respect des sentiments des autres devrait prendre le pas sur toute la peine qu'on peut éprouver, et que les gens sont plus importants que le matériel. L'exemple de ma mère de guerre laissa une marque permanente sur l'enfant qu'elle chérissait tant.

Mes peurs d'enfant diminuèrent progressivement au fur et à mesure que la guerre avançait. Je pris confiance en moi, et devins même parfois audacieuse. Cela se produisit un certain nombre de fois. À l'âge de six ou sept ans, tout enfant commence à avoir des doutes sur l'existence du Père Noël. Je remettais en question également l'existence du Sinterklaas hollandais ainsi que la capacité de son fidèle serviteur, Black Peter, de descendre par une cheminée. En dépit de mon cynisme, j'installai mon sabot de bois avec un peu de foin ou une carotte pour le cheval blanc du saint sur le seuil d'une fenêtre ou derrière le four à tourbe toutes les nuits, une semaine avant la date de son anniversaire. En général, les enfants recevaient un petit cadeau, comme quelques bonbons, une nouvelle plume pour un stylo ou une règle, jusqu'à ce qu'un gros cadeau arrive le jour même. Un matin, je fus très surprise de découvrir un cornet en papier rempli de sel. Remettant déjà en question la véracité de cette légende joyeuse, je commençais à me douter de plus en plus que le sac de sel provenait de l'épicerie de mes parents de guerre. Lorsque j'en fis part à ma mère de guerre, ses yeux commencèrent lentement à briller, et elle m'annonça que je méritais peut-être le sel plutôt que des bonbons et que je n'avais probablement pas été aussi gentille que j'aurais dû l'être. Je ne la croyais pas et je lui annonçai que je ne remettrais pas mon sabot de bois dehors avant le jour même de la fête (le 5 décembre). Je suis loin d'être sûre que j'aurais osé dire ou faire une telle chose si ma mère de guerre ne m'avait pas montré l'humour de la situation. Aujourd'hui encore, je me souviens du cadeau de sel, mais j'ai complètement oublié le « gros » cadeau qui suivit quelques jours plus tard. Ces incidents marquèrent la fin de mon enfance et je commençais consciemment à grandir, grâce à ma mère de guerre.

Ce nouveau sentiment de confiance aurait pu provoquer un désastre. Durant l'hiver 1945, alors que la nourriture se faisait rare chez les agriculteurs, mes parents de guerre se virent offrir un cochon par l'un de leurs clients dont les factures d'épicerie non payées ne cessaient de s'accumuler. Mon oncle et un voisin durent l'abattre au milieu de la nuit, étant donné les allées et venues constantes des soldats allemands devant le magasin durant la journée. Mes parents de guerre se demandaient s'il était préférable de tenter de me laisser dormir pendant que le cochon agonisant poussait des cris de hurlement dans la cuisine, ou s'il valait mieux me réveiller pour me montrer ce qui se passait et m'expliquer le motif pour lequel il devait être exécuté durant la nuit. La sagesse de ma mère de guerre l'emporta; elle me réveilla après minuit, me demanda de descendre les escaliers pour me rendre à la cuisine, tout en m'informant de ce qui allait se passer et de la raison pour laquelle il fallait attendre le milieu de la nuit. Alors que j'étais à moitié réveillée, anticipant ma surprise face à cette expérience inconnue, elle me demanda si je pouvais garder un secret. Bien entendu je répondis « oui », ignorant presque totalement que ma promesse serait mise à l'épreuve. La vision d'un porc qui agonise se vidant de tout son sang après avoir été égorgé n'est pas une scène qu'un enfant en bas âge peut oublier rapidement. Quelques jours plus tard, un commandant allemand se présenta à la porte de la cuisine et il se mit à cuisiner mon père de guerre, puis ma mère de guerre, la femme de ménage et deux réfugiés. Puis vint mon tour; je ne me souviens pas de ma réponse, seulement de la nécessité absolue de tenir ma promesse et de ma mère de guerre me serrant dans ses bras, une fois le soldat parti. Des années plus tard, elle me félicita parce que j'avais su garder le secret. Sa confiance et son courage avaient donné des fruits : j'avais passé le test avec succès. Et mon courage ainsi que ma détermination croissant, comme c'est souvent le cas, je finis par devenir trop confiante..

Un jour eut lieu un incident qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses. Les enfants apprennent vite... essentiellement d'exemples, souvent de l'expérience vécue, parfois des conversations qu'ils surprennent... mais avant tout, ils apprennent des restrictions qu'on leur impose. Mon amie Geertje était pareille à moi. Nous fumes informés que les alliés arrivaient du sud, et que les Polonais allaient les rejoindre par le nord-est. Nous sentîmes l'espoir dans la voix des gens que nous côtoyions, et leur conviction que les Allemands « tant haïs » seraient bientôt partis. Un jour, alors que je jouais avec Geertje dans la cour de son père, une troupe de soldats allemands qui battaient en retraite passa à proximité, marchant en cadence, le fusil sur l'épaule, et le casque sur la tête. Tout en croquant dans des pommes mangées par les vers dont nous avions des réserves dans nos poches et que nous avions ramassées sous le pommier, nous nous rendîmes en courant au sommet d'un tas de compost pour mieux les voir passer. Soudain, nous primes conscience que nous possédions la meilleure arme au monde. Les pommes pleines de vers ne tardèrent pas à voler en direction des soldats, accompagnées de nos cris méprisants alors que nous hurlions « Rentrez donc chez-vous, bande de...! Allez donc tuer les vôtres, bande de...! » (heureusement, j'ai oublié les injures que je leur proférai)... Avant que nous ayons pu jeter notre dernière pomme, le père de mon amie sortit en courant de la maison, nous priant d'arrêter. Il traîna Geertje à l'intérieur de la maison et m'ordonna de rentrer chez-moi, à deux pas de là. Lorsque ma mère de guerre apprit ce que nous avions fait, elle eut une longue conversation avec moi. Elle m'expliqua que les pommes que nous utilisions pouvaient être aussi dangereuses qu'un fusil et que les deux pouvaient tuer. Elle m'impressionna lorsqu'elle me fit comprendre que les soldats étaient des êtres humains comme nous, qui étaient touchés tout comme nous par les sales injures que nous leur proférions, qu'ils n'avaient aucune intention de nous faire du mal, et qu'ils avaient accompli leur mission parce que leur chef leur avait donné l'ordre de le faire. Elle m'expliqua que nos injures et les pommes que nous avions jetées auraient pu semer la mort et la destruction et inciter les soldats à la torturer ainsi que le reste de la famille, les voisins voire l'ensemble du village, étant donné qu'ils savaient bien que les enfants apprenaient ces injures de leurs parents. La fierté est souvent prétention, tant que la vie ne nous a pas ramenés à la réalité : l'incident grugea sérieusement ma confiance en moi; ma mère de guerre me rassura grâce à sa compréhension et à ses sages conseils. Si le monde pouvait avoir des leçons de paix aussi convaincantes, la situation ne serait-elle pas meilleure aujourd'hui?

Les deux héroïnes de ma vie vivent aujourd'hui une existence paisible dans une résidence pour personnes âgées, apparemment oubliées par le reste du monde et il est rare qu'on se souvienne des efforts notables qu'elles ont déployés et des répercussions à long terme qu'ils ont eu. Leurs actes de courage oubliés, leurs pensées reviennent souvent à ces journées noires marquées par l'anxiété et durant lesquelles on n'avait qu'une chose en tête : survivre. Il nous faut nous souvenir de la contribution de ces femmes et d'autres femmes à la paix, des ponts qu'elles ont établis entre les générations, entre les collectivités, entre le passé et le futur, et entre les ennemis. Les vies de nos héroïnes sont comme le parfum inoubliable d'une rose, qui, transporté par le vent, finit par venir flatter nos narines, de manière à nous empêcher d'oublier.

Rendons leur hommage, nous leur devons tant!

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