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Les mémoires de Gordie Bannerman

Toujours en Italie

Les premiers jours de septembre furent chauds et secs. Lorsque vous rouliez en moto sur les routes, vous souleviez un long nuage d’une poussière aussi fine que de la farine. Un convoi ou tout autre véhicule qui y passait soulevait un nuage de poussière et devenait ainsi une cible parfaite pour les tireurs allemands. La plupart du temps, ceux-ci atteignaient leur cible et le véhicule touché prenait feu. Au cours des jours précédents, la troupe Fox avait eu beaucoup de chance de ne pas avoir été la cible de tels tirs d’obus alors que d’autres unités du régiment avaient subi des pertes.

Le 17e Régiment avait pris position pour appuyer l’attaque de la crête de Coriano. Nous avions pris notre position vers le 11 septembre dans une contrepente sur une colline escarpée. La troupe Fox était installée juste en bas d’un petit village. Le poste de commandement de notre batterie était installé dans ce village. Le Sergent suppléant Elmer Applegren et le Bombardier Mickey Lalonde se trouvaient au poste d’observation où on leur remit deux prisonniers allemands qu’ils devaient escorter à la brigade pour y être interrogés. Elmer et Mickey firent monter les prisonniers dans leur jeep puis se mirent en route vers le quartier général. En route, ils furent la cible de tirs allemands, mais purent se réfugier dans une vieille maison où il y avait une bonne réserve de vin. Elmer et Mickey prirent quelques verres de vin puis eurent l’idée d’en offrir aux deux prisonniers allemands. Finalement, après plusieurs verres de vin, ils reprirent la route. Arrivé au quartier général de la batterie, Elmer y entra puis demanda au Capitaine Hand de venir dehors voir ce qu’ils avaient rapporté.

Une fois à l’extérieur, le Capitaine Hand put constater ce qui se passait : un prisonnier allemand conduisait la jeep, l’autre tenait la mitraillette Thompson et Mickey, complètement soul, était étendu à l’arrière du véhicule. Le Capitaine Hand prononça quelques mots bien choisis, puis dit à Elmer qu’il lui semblait que c’était les Allemands qui avaient ramené Elmer et Mickey plutôt que l’inverse… Bref, le capitaine n’était pas très heureux : les prisonniers allemands, complètement ivres eux aussi, étaient beaucoup plus en état de s’endormir que de subir un interrogatoire.

Après cet épisode, la 8e Armée a demandé que notre sergent aux transmissions, Al Ede, aide l’armée à coordonner ses communications. Un poste devenait donc vacant, mais après la mésaventure d’Elmer Applegren, il n’était pas question que celui-ci soit promu. C’est alors que mon meilleur ami, Orme Payne, fut transféré de nouveau de la 60e Batterie à la 76e Batterie. J’étais très heureux de le savoir de retour, et rapidement, Orme s’assura que nos transmetteurs fassent un travail impeccable. Lorsque je suis retourné à ma tranchée de tir pour aller dormir en cette nuit du 12 septembre, j’ignorais ce que le lendemain, qui était la date de mon anniversaire de 23 ans, me réserverait.

Pas très loin de la crête de Coriano, en Italie, je me suis réveillé très tôt en ce 13 septembre 1944. Nous avons lancé trois opérations très rapides afin de tenter de tirer avantage de chaque heure de clarté. En sortant de ma minitente, j’ai remarqué un énorme morceau d’obus noirci. Au premier coup d’œil, on aurait dit un obus de 25 livres. Comme il était noirci, j’ai cru qu’il s’agissait d’un de nos obus qui avait explosé prématurément et éclaté juste au moment où il avait quitté le canon. Je m’étonnais qu’en ce cas, personne ne m’ait prévenu. 

Je n’avais entendu aucun bruit durant la nuit et pourtant, ce gros morceau d’obus n’était pas là lorsque j’étais revenu à la tranchée le soir précédent. Je me demandais ce qui avait bien pu se passer, et il me fallait tout de même rencontrer le sergent-major du régiment pour lui faire mon rapport sur les munitions avant 7 heures, comme à chaque jour. J’ai enfilé mon pantalon et suis sorti de ma minitente. À ce moment précis, il y eut un fort sifflement puis une violente explosion dans un bosquet de bambou à une vingtaine de pieds de moi. L’explosion rabattit les bambous au sol et un nuage de poussière se forma au-dessus de moi.

Je me rendis faire mon rapport sur les munitions et c’est alors que je compris ce qui était arrivé durant la nuit. Durant la nuit, une unité de l’artillerie britannique qui passait dans le village derrière où nous étions postés essuya des tirs de l’ennemi et un avant-train de munitions fut touché, provoquant une explosion qui fit voler les éclats d’obus dans notre direction. J’avais dormi dans ce vacarme, et cela expliquait la présence du morceau d’obus noirci.  

De notre position, nous avions effectué des bombardements à répétition et, profitant d’une accalmie, l’un de nous suggéra de nous coucher au sommet de la côte et d’observer la force aérienne du désert pilonner et bombarder les forces ennemies stationnées en retrait de la crête de Coriano. J’acceptai la suggestion et j’empruntai les jumelles du Lt Ross. Alors que mon compagnon et moi commencions à monter au sommet de la colline, je remarquai un conducteur (J. A. « Red » McLlellan de la Nouvelle-Écosse) qui chargeait son camion de boîte d’obus vides. Il sauta à l’arrière du camion pour mettre de l’ordre dans les boîtes et alors, le camion commença à dévaler tout seul la pente abrupte. McLlellan sauta du camion et tenta de stopper sa course.

Je me suis mis à courir après le camion et je le rejoignis alors qu’il poursuivait sa course. Mais il y avait un problème : j’étais sur le côté gauche alors que le volant était à droite. Pendant que je tentais de saisir le volant, le camion a heurté un trou d’obus et je me suis alors cogné le front sur le moteur. Le sang gicla, mais j’essayais toujours de prendre le contrôle du camion et en relevant la tête, j’aperçus la bouche d’un canon juste devant nous et nous foncions droit sur lui. J’ai sauté du camion, courant sur la route, une blessure à la tête et le sang coulant abondamment sur ma chemise. Le camion rata le canon, mais rafla la minitente du Bombardier Andersen, qui s’écria : « Bon sang, Gordie, tu m’as pratiquement tué! » J’ai répondu : « Espèce d’enfoiré! Tu sais bien que je ne suis pas le conducteur de ce camion… tu es chanceux… »

Le camion passa devant le canon, puis remonta un peu la colline, redescendit puis remonta de nouveau dans l’autre direction. Chaque mouvement de balancier le faisait remonter moins loin, puis il s’arrêta au bas de la pente où Red, le conducteur, vint le récupérer et le ramena. On me mit un pansement d’urgence à la tête, j’enfourchai ma moto puis me rendis au poste d’évacuation sanitaire le plus proche où on me fit des points de suture au front. Tout le monde souligna que le 13 était certainement un jour de malchance pour moi, ce à quoi je répondis : « Au contraire, c’est le jour le plus chanceux de ma vie : j’ai survécu! »

Le 13 septembre fut donc une journée fort occupée, et ça n’allait pas s’arrêter là. Un groupe de prisonniers allemands, escorté par quelques soldats de la Première Division, s’avançait vers notre position de tir. Le groupe s’arrêta derrière notre ligne d’artillerie pour se reposer. En compagnie de quelques autres camarades, nous avançâmes pour voir le groupe de plus près. Parmi les prisonniers, des grands, des petits, mais surtout tous avaient l’air défait et semblaient épuisés. Parmi eux, un jeune officier allemand qui semblait particulièrement vif d’esprit. Il parlait un excellent anglais. Un officier britannique s’approcha et demanda à l’officier allemand où il avait si bien appris à parler anglais. « À l’école », répondit l’Allemand. Il me sembla qu’il avait mentionné son âge : 22 ans. L’officier britannique annonça alors que Aachen était tombée aux mains des forces alliées le jour même ou la veille. 

Jusqu’à ce moment, l’officier allemand avait été alerte et maîtrisait bien ses émotions. Lorsqu’il apprit que Aachen était tombée, son visage s’assombrit. Il demanda si nous étions certains qu’il s’agissait d’Aachen, qu’il prononça différemment de l’officier britannique. Tous ensemble, nous répondîmes que oui, que les forces alliées étaient maintenant sur le sol allemand. À ce moment précis, notre artillerie fit feu et les prisonniers sursautèrent. Ils se mirent alors à observer nos canons. C’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de voir nos canons de près, ces canons qui, croyaient-ils, étaient automatiques tellement ils tiraient rapidement. Le jeune officier allemand, se sentant toujours responsable de ses hommes, dit qu’il espérait que le groupe ne serait pas détenu par les Français, ni déporté en Afrique. Puis il dit qu’ils devraient maintenant se rendre à l’enclos des prisonniers. Maintenant informé que sa terre natale était envahie par les forces alliées, ce jeune officier allemand se mit en marche, ayant perdu son arrogance. Avant de partir, il dit qu’il espérait être détenu en Amérique. 

Chaque jour, notre force aérienne pilonnait la crête de Coriano et les environs. C’était quelque chose d’observer les bombardiers Spitfire à l’œuvre. Sous les tirs antiaériens, ils plongeaient pratiquement sous le niveau des arbres. Puis, ils lâchaient leur bombe en plein sur la cible. Nous ne pouvions faire autrement que d’admirer le courage de ces jeunes pilotes. La plupart de ces raids étaient menés par l’escadrille de chasseurs Spitfire Windsor.

Le 16 septembre, notre détachement précurseur s’approcha tout juste sous la crête de Coriano qui avait été prise après une bataille féroce quelques jours plus tôt. La position était truffée de mines antipersonnel et de mines antichar. Le long d’un sentier, nous vîmes les cadavres de soldats du British Black Watch. Selon toute apparence, ils marchaient dans le sentier lorsque celui qui était en tête du groupe avait trébuché sur un fil relié au déclencheur de mines antichar. Le corps d’un officier britannique gisait là et sa tête, toujours recouverte du casque, était accrochée dans un arbre tellement l’explosion avait été violente. Les autres soldats n’avaient pas été plus chanceux, deux corps gisaient à côté du premier, le pied de l’un d’eux, sans bas ni soulier, ayant été projeté quelques centaines de pieds plus loin. 

Ce soir-là, nous avons laissé les corps où ils étaient, car les tirs se poursuivaient. Le 17 septembre, nous avons ramassé les corps et les morceaux de corps des soldats du Black Watch et les avons inhumés dans une fosse peu profonde. Notre aumônier était un homme âgé qui venait du 48th Highlanders. Pendant le service funèbre, les Allemands commencèrent à tirer. Les tirs se rapprochaient de l’endroit où nous tenions le service funèbre. L’aumônier interrompit sa prière et mentionna que l’état de ses genoux ne lui permettrait pas de monter jusqu’à la tranchée pour se mettre à l’abri, mais que nous pouvions y aller. Aucun de nous ne bougea, mais je gardais l’œil sur un trou situé pas très loin. Le dernier obus s’écrasa à une centaine de verges de nous et nous pûmes terminer le service funèbre. 

Alors que nous marchions en direction de notre stationnement, j’ai entendu le grondement d’un avion volant à basse altitude et, relevant la tête, je vis un bombardier Mitchell sur le point de s’écraser. Une porte de l’appareil s’ouvrit sur le côté et, l’un à la suite de l’autre, cinq hommes sautèrent puis leurs parachutes ouvrirent. L’un de nous cria qu’il y avait cinq hommes, mais qu’il devrait y en avoir un sixième et, quelques secondes plus tard, le sixième homme sauta. Mais son parachute venait à peine de s’ouvrir lorsqu’il toucha le sol près de nos tracteurs d’artillerie. L’avion fit encore quelques mètres puis s’écrasa, ratant de justesse nos stationnements. L’écrasement provoqua une gigantesque boule de feu. Les cinq premiers hommes qui avaient sauté de l’avion se posèrent en douceur, mais le sixième, un sergent, était mort. La force de l’impact au sol avait été telle qu’il avait été tué sur le coup.

Quelques instants après cet écrasement, j’ai entendu une explosion derrière la position de nos canons et je vis jaillir un éclair de feu, suivi d’un petit nuage de fumée, puis j’entendis des cris. J’étais à une certaine distance et j’ai cru qu’il pouvait s’agir d’un de mes camarades qui aurait sauté sur une mine. Je me suis donc précipité vers les lieux et j’arrivai juste à temps pour voir le Sgt George Hegan transportant un officier de liaison italien. Cet officier avait marché sur une mine et son pied avait été déchiqueté. Son ordonnance se tenait toujours debout près de l’endroit où avait eu lieu l’explosion et criait. George Hegan retourna chercher cet homme. J’ai pensé qu’il avait besoin d’aide et je me suis précipité vers George et l’Italien en panique, et George me dit : « Attention Gordie, il y a une mine là et une autre là », pointant vers les mines présentes tout autour. Finalement, le brave George n’eut pas besoin de mon aide. Le soldat italien agissait comme ordonnance de l’officier que George venait tout juste de transporter. Le jeune homme n’était pas blessé, mais simplement trop effrayé pour bouger. Une ambulance du corps de santé les emporta. L’officier italien demanda qu’on lui donne une dose de morphine et lui et son ordonnance furent transportés à un poste d’évacuation sanitaire.

Tout juste sous la crête de Coriano, notre position d’artillerie était, c’est le moins qu’on puisse dire, un endroit où il y avait de l’action. Nous avions une vue imprenable sur les avions de combat qui s’affrontaient très haut au-dessus de nos têtes et sur le front. Durant ces combats aériens, nous avons vu des avions s’abattre au sol. Certains étaient des avions des forces alliées. Un Spitfire a plongé d’un coup et s’est écrasé à environ 400 verges d’où nous étions. Le nez a touché terre en premier à une telle vitesse que nous avons vu les pièces voler partout avant même que le bruit de l’explosion nous parvienne. C’est très étrange de voir l’avion frapper le sol puis d’entendre le bruit de l’impact après coup. Certains de nos compagnons avaient des talents d’artistes et ils se fabriquèrent des bracelets ou des bagues avec des morceaux de pare-brise des avions. D’autres récupérèrent la radio du Spitfire abattus mais, en la déplaçant, un dispositif fit en sorte que toutes les fréquences s’autodétruisirent au cas où l’appareil tomberait aux mains de l’ennemi. Le tout explosa sans blesser personne.

Nous voyions des pilotes descendre en parachute et, à une occasion, nous avons vu un pilote allemand se poser au milieu des positions alliées alors qu’un pilote des forces alliées se posait au milieu des positions allemandes. Une autre fois, nous avons vu sur notre gauche un Spitfire filer à pleine puissance à une trentaine de pieds du sol. Quelques instants plus tôt, alors que l’avion était engagé dans un combat à bonne altitude, nous avions vu le pilote s’éjecter et descendre en parachute. L’avion est allé s’écraser à notre gauche sur le flanc d’une colline.

Un peu plus tard ce même jour, alors que je revenais du stationnement, je vis un gros nuage de poussière et j’entendis l’explosion d’un obus qui venait de frapper près de notre poste de commandement. Le transmetteur d’Orme Payne, du nom de Smith, se trouvait tout près de l’endroit où se produisit l’explosion. Avec le nuage de poussière qui suivit l’explosion, il était impossible de voir le transmetteur, mais une fois la poussière retombée, Smith était toujours là, debout. Je pense qu’il murmura tout simplement : « Vous avez vu ça? » Les miracles sont inexplicables, mais de toute évidence Smith, qui n’avait pas même une égratignure, était un miraculé.

Durant cette bataille, un tir frappa directement un trou à canon de la 60e Batterie, tuant le Sgt Tom Stewart et blessant le reste de ses équipiers, dont Roy Childs. Tommy Stewart avait été promu de mon détachement de mitrailleuse. Il avait 22 ans et il possédait une excellente mémoire photographique. 

Sur les routes, les nuages de poussière provoqués par les véhicules attiraient les tirs de l’ennemi et ces bombardements occasionnèrent des pertes. De là, nous avions effectué quelques barrages.

Italie, septembre 1944, dans les environs de Fortunato. On me transféra à la troupe E à titre de sergent-major. George Green en avait été le SMR et avait été remplacé par le SMR Gunter, un homme d’âge mûr provenant de l’unité de dépôt. Le Capitaine Brown de la troupe Fox souhaitait que George Green revienne dans son équipe, car ils avaient été ensemble pendant un an ou deux. Cela ne me dérangeait pas, car je connaissais tout le monde au sein de la troupe E. Le Capt Ernie Madden était le commandant de la troupe E et les Lt McIntyre et Forget étaient respectivement officier de tir et guide de troupe. Avant de quitter la région de Coriano, nous fûmes convoqués à un groupe des ordres dans la périphérie de Coriano. J’ai pris ma moto pour m’y rendre. J’aperçus le lieu où tous étaient rassemblés, et j’éprouvai le sentiment qu’il me fallait garer ma moto et aller pisser, même s’il n’y avait pas de véritable urgence. Je garai ma moto, m’installai à côté d’un camion et commençai à baisser ma fermeture éclair. Juste à ce moment, deux officiers de la brigade blindée passèrent dans un petit véhicule de reconnaissance blindé. En une seconde, j’entendis et ressentis une explosion tout près et, en levant les yeux, je vis une des roues du véhicule de reconnaissance voler une vingtaine de pieds au-dessus de ma tête. La roue a touché le sol puis a dévalé la colline. Le véhicule de reconnaissance avait roulé sur une mine. Les deux officiers étaient en état de choc, mais ils étaient vivants. Si je n’avais pas tenu compte de ce sentiment qu’il me fallait m’arrêter, c’en était fait de moi. Quelqu’un veillait sur moi.

Notre détachement précurseur était encore en mission. Cette fois, nous devions installer notre position de tir près d’une vieille église. À l’exception d’une porcherie située tout près, il n’y avait aucun bâtiment à proximité de l’église. À flanc de colline, il y avait des mines partout, déterrées par les pluies. Elles étaient du type « boîte de bois jaune ». À notre arrivée, la situation était un peu sinistre, car les Britanniques étaient en train d’enterrer un sergent canadien du 4e Régiment antichar tué par un tir ami. Les Britanniques avaient confondu le chasseur de chars M10 avec un chasseur de chars MK 4 allemand et ils avaient abattu le commandant du chasseur par erreur. Triste fin. Je me demande si ce sergent, avant de mourir, s’est aperçu de la méprise. 

Bientôt, les Britanniques reçurent l’ordre de se retirer et ils nous laissèrent un poulet qui était en train de cuire dans une marmite et nous le mangeâmes. Je me mis à observer les alentours et vis, par une ouverture dans l’enclos de la porcherie, le cadavre d’un Allemand. Il rampait probablement dans l’enclos vers l’extérieur et un tireur embusqué, ou alors un éclat d’obus, l’avait tué. Nous étions tous du même avis : cet endroit était sinistre. Plus tard en après-midi, nous reçûmes la visite du chasseur M10 du 4e Régiment antichar et eûmes la surprise de voir que le guide de troupe était un de nos bons amis, le Lt Rosie Rosenbaum. Rosie était un bon gars. Il dit que ce fut un choc pour lui de perdre son sergent à cause d’un tir ami. Le Lt Rosenbaum avait été membre de l’équipe de reconnaissance du 17e Régiment d’artillerie. Il avait été l’un des nôtres. 

Nous avons pris le repas du soir, puis un motocycliste est venu nous informer que les canons n’arriveraient pas comme il avait été prévu, mais que nous devions rester sur place. Nous avons mangé le poulet avec des biscuits de mer (hard tack) et nous nous sommes préparés pour la nuit. Je pris le premier tour de garde. Imaginez la scène : une vieille église isolée abîmée par les obus, un soldat qu’on venait d’enterrer, un homme mort dans l’enclos de la porcherie. La lune brillait dans la nuit. Je me tenais debout à la porte, gardant un œil sur nos véhicules. J’entendis alors un des officiers crier : « Sergent-major… attention! On dirait qu’il vient une patrouille le long de l’église. » J’ai entendu l’officier dire que la patrouille semblait nombreuse. Je me suis retiré près de l’escalier et j’ai mis la mitraillette Thompson en position de tir automatique. S’il y avait autant d’ennemis, il n’y avait personne pour m’appuyer. Puis, j’entendis Orme Payne s’éclater de rire et venir m’informer que cette imposante patrouille était en réalité un minuscule lapin qui bondissait dans la pièce où les soldats tentaient de dormir. Il se frappait contre les murs et les étagères de livres bref, un terrible petit lapin faisait peur à tout le monde… NOUS ÉTIONS DE VRAIS HÉROS!

Vers 3 heures dans la nuit, alors que l’Artilleur Bassham était de garde, on entendit des bruits et des cris : « Tedeski returno Inglesh Inglesh ». Bassham entra dans la pièce où dormait le couple âgé responsable de l’entretien. Affaibli par un obus, le plafond s’écrasa sur le pauvre couple, désormais incapable de sortir de son lit. N’en pouvant plus, ils poussaient des cris nerveux. Bassham réussit à les sortir de là puis nous leur donnâmes de la nourriture et des cigarettes, en souhaitant qu’il n’arrive plus rien à ces deux belles vieilles âmes.

À la fin de septembre 1944, nous avions avec nous comme artilleur le grand Bill Kolonoff, de Winnipeg. Bill et moi avions jeté nos « sacs à péter » (nos sacs de couchage en fait) dans une petite cage à poules près du poste de commande de notre troupe. Il n’y avait évidemment pas de poules dans la cage. Comme je me préparais à m’endormir, une minuscule souris tenta de « m’enterrer » en creusant un trou tout juste à mes pieds. Je n’aime pas les souris, et encore moins lorsqu’elles tentent de m’enterrer avant que j’aie rendu l’âme. Remarquez… peut-être que je sentais aussi fort qu’un mort… Quoi qu’il en soit, cette petite souris était très déterminée et je n’arrivais pas à l’attraper alors j’ai rentré la tête dans mon sac de couchage et j’ai refermé tous les trous qu’il pouvait y avoir pour que la souris ne puisse y pénétrer.

Bill Kolonoff, lui, ne se préoccupait pas du tout de la souris et n’essaya même pas de m’aider à m’en débarrasser. Je me réveillai à l’aube, et Bill était dans tous ses états. J’ai cru un instant que la souris avait eu raison de lui, mais il n’en était rien! Je lui demandai ce qu’il faisait et il répondit qu’il mettait de la poudre contre les puces dans son sac de couchage. Je me suis rendormi, craignant plus les souris que les puces. Au matin, du haut de ses six pieds et quatre pouces, Bill me montra les morsures de puces. Il y en avait des milliers. Tellement de petits points rouges qu’il aurait été impossible de trouver un espace pour y appliquer une pièce de dix sous sans recouvrir une morsure. Je vérifiai où était rendue la souris qui avait entassé de la terre sur mon sac de couchage : elle n’était plus là. J’avais eu raison de la SOURIS et j’avais évité les PUCES.

La Ligne gothique, août et septembre 1944. Je reconnais l’excellent travail de notre infanterie. Ils étaient les meilleurs. C’était génial que mon vieux copain Orme Payne soit de retour parmi notre Batterie. Tous deux nous étions de tous les détachements précurseurs. La mère d’Orme m’avait demandé de veiller sur lui. Orme, lui, raconte que c’était ma mère qui lui avait demandé de veiller sur moi. À la fin d’août, le Lt McIntyre et moi-même étions à la pointe 120, où plusieurs soldats des Cape Breton Highlanders avaient été tués ou blessés. McIntyre et moi étions sur les lieux de cette grande bataille. Les Allemands avaient rasé toute la végétation afin d’avoir une vue dégagée, se créant ainsi un champ de tir redoutable. McIntyre et moi marchâmes le long d’un sentier qu’avaient emprunté les Highlanders pour atteindre la colline. Tout le long de ce sentier, nous comptâmes 18 taches de sang aux endroits où un Highlander avait été soit tué, soit blessé. Cela faisait réfléchir…

Alors que nous retournions vers la pointe 120, nous avons vu, creusés à flanc de colline, des bunkers avec une entrée et un escalier de bois et, en y jetant un coup d’œil, nous pouvions voir de vastes salles dont les parois avaient été renforcées. McIntyre voulait qu’on y entre. Je répondis que ces bunkers n’étaient certainement pas l’œuvre d’ingénieurs et que ces escaliers pouvaient se révéler être des pièges. Poursuivant notre route vers le sommet de la colline, nous avons croisé le cadavre d’un Allemand qui gisait en plein soleil depuis un moment. Nous passâmes tout droit : nous avions mieux à faire que de le retourner et fouiller dans ses poches pour lui chiper quelques souvenirs. En remontant la colline, nous avons vu partout de l’équipement allemand abandonné, du sang séché le long de la route, des mitraillettes et des douilles de balles par milliers. Les Allemands avaient vraiment livré toute une bataille.

En arrivant au sommet de la colline, nous avons rencontré le Colonel Bill Greenlay du 11e Régiment de campagne de l’ARC, qui nous informa qu’il avait capturé un Allemand dans le vaste réseau de tranchées se trouvant au sommet de la colline. Le colonel raconta qu’il explorait une longue tranchée étroite lorsqu’il vit un soldat allemand assis dans un virage. Le colonel était un homme imposant et la tranchée était plutôt étroite. Il n’arrivait pas à sortir son revolver de son étui (Bill Greenlay n’était certainement pas le plus rapide…). Alors, en anglais, il a dit à l’Allemand : « Pas un geste… Je vais sortir mon pistolet. ». Bien sûr, l’Allemand se tint tranquille et se rendit au Colonel Greenlay.

Nous avons ensuite rencontré un sergent d’état-major des Highlanders qui, visiblement, avait bu trop de vin. Il avait préparé quatre ou cinq cadavres de Highlanders afin qu’on les transporte et qu’on les enterre. Le soleil plombait et les corps commençaient à dégager de fortes odeurs. Le Colonel Greenlay se mit en colère contre le sergent : « Quand allez-vous nous débarrasser de ces corps puants? ». Le sergent des Highlanders répondit : « Je m’en occupe dès que les véhicules pour les transporter arrivent. ». Le colonel répliqua : « Il vaudrait mieux que ce soit bientôt ». Le Lt McIntyre et moi n’étions pas très impressionnés par le manque de sensibilité du Colonel Greenlay.

Le secteur était, comme le reste de la Ligne gothique, truffé de mines. Certains champs de mines étaient toujours ceinturés d’une clôture et on y voyait l’inscription « Achtung minen ». Pressés, les Allemands n’avaient pas eu le temps d’enlever leur signalisation.

Le Lt McIntyre était un citadin qui aimait bien lire les journaux qu’Orme ou moi-même avions apportés. Ce jour-là, nous avions le Swift Current Sun, journal de la petite ville de la Saskatchewan. McIntyre lisait les nouvelles locales soumises au journal par des citoyens de Neville, Cabri, Pambrun, Vanguard ou d’autres petites villes des prairies. Ces nouvelles rapportaient par exemple que Mme Slim Benson, avec un groupe d’autres personnes, avait organisé une vente de gâteaux dans le but d’acheter des cigarettes qui seraient envoyées aux soldats outre-mer, ou encore qu’une personnalité de Toronto ou de Regina était en visite dans une petite ville des prairies. McIntyre trouvait ces nouvelles extraordinaires et elles le semblaient en effet lorsqu’il les lisait à voix haute. 

Quelques années de camaraderie déjà faisaient en sorte que nous nous amusions parfois. Un jour, alors que nous étions en détachement précurseur, McIntyre et moi avons croisé une vache épuisée d’avoir trop couru pour fuir les lieux d’un bombardement. Elle était à l’article de la mort. McIntyre, un p’tit gars de la ville, n’avait jamais vu un animal dans un si piètre état. Il valait mieux que nous l’abattions, et j’ai alors montré à McIntyre comment faire pour abréger les souffrances de cette pauvre bête.

Après cet incident, alors que nous marchions le long d’un sentier, nous avons entendu un bruissement, puis vu un serpent noir se réfugier sous les buissons. Ce serpent mesurait environ six pieds de longueur et son corps avait un diamètre d’un pouce et demi, sa tête étant plutôt petite par rapport à son corps. C’est le seul serpent que j’ai vu en Italie. Apparemment, il n’était pas venimeux. 

Nous entendîmes alors des tirs et nous hâtâmes vers l’endroit où étaient stationnés nos véhicules. Nous vîmes alors Orme Payne, revolver à la main, jetant des grains aux poulets, puis en choisissant quelques-uns pour le dîner. Une balle dans la tête… pour ne pas abîmer la carcasse. 

À ce temps de l’année, on aurait dit que Dieu était du côté des Allemands tellement la pluie était abondante. Des ponts étaient emportés et nos chars restaient pris dans la boue. Le couvert nuageux empêchait fréquemment nos avions d’effectuer des sorties.

Italie, fin septembre 1944. Les pluies avaient commencé, et les dieux étaient VRAIMENT du côté des Allemands. Notre infanterie traversait les rivières les unes après les autres, c’était devenu presqu’une routine, et le temps, autant que l’ennemi, prélevaient leur dû autant sur le moral des troupes que sur notre équipement.

Alors que nous étions à la recherche d’une nouvelle position pour installer nos canons dans le secteur de la rivière Salto, le Lt Mark Forget et moi-même étions en train de marquer la position de la troupe E. Nous étions dans un pré plat où il n’y avait pas un arbre avec seulement une vigne qui courait derrière nous en bordure du pré et, à environ un demi-mille devant nous, une rangée d’arbres bordant la rivière Salto. Nous avions planté trois drapeaux pour indiquer les positions des trois premiers canons et le Lt Forget procédait à la lecture de sa boussole pendant que je mesurais la distance entre les drapeaux. Alors que nous nous apprêtions à planter le dernier drapeau, une balle provenant d’une carabine frappa le sol à une dizaine de pieds devant nous.

Le Lt Forget dit : « Qu’est-ce que c’était que ça? » Je répondis : « Un tireur embusqué nous a tiré dessus. Allez… on plante le drapeau et on s’en va d’ici. » J’ai lancé le drapeau comme s’il s’était agi d’un javelot et nous quittâmes les lieux. Aucun autre coup ne fut tiré. Et celui qui avait tiré était certainement à une bonne distance. Nous avons rejoint les autres à une maison de ferme située à environ un demi-mille derrière nous. Orme Payne avait établi la communication avec le régiment et la batterie grâce à une ligne téléphonique qui avait été installée. Johnny Wiebe et l’équipe de reconnaissance, Telfer, Goldstone, Tumino et les autres avaient reçu les relevés d’arpentage régimentaire adéquats du 1er Régiment de topographie 

Nous avions un moyen de communication et les relevés adéquats. Tout était prêt pour les canons. Un appel téléphonique a ordonné au détachement précurseur de rester où nous étions pour la nuit puisque l’infanterie devait encore traverser une autre rivière, la rivière Fiumicino. À leur position actuelle, les canons étaient mieux en mesure d’appuyer l’infanterie. Nous nous installâmes pour la nuit.

Italie, près de la rivière Salto, fin septembre 1944. Comme les canons ne devaient arriver que le lendemain, nous avons préparé un dîner fait de biscuits de mer (hard tack), de fromage fondu et de thé. L’autre sergent-major du détachement précurseur, George Green, avait un énorme abcès au cou qui lui faisait terriblement mal. Mais ce n’était rien comparé à ce qui l’attendait. Il demanda à Orme Payne de voir s’il n’y avait pas moyen de crever l’abcès. Orme répondit qu’il pourrait essayer. Green était un homme imposant qui mesurait 6 pieds et pesait au moins 230 livres. Orme demanda à Green de s’agenouiller, car il n’était pas assez grand pour rejoindre l’abcès. Orme posa ses deux pouces de chaque côté de l’abcès et exerça la pression la plus forte qu’il put. Nous observions tous l’opération et, plus la pression d’Orme était forte, plus la sueur perlait sur le visage de Green.  Le visage de Green, qui ne pouvait voir Orme, devenait mauve, mais il supportait la douleur. Pour nous tous, c’était une petite diversion, et c’est Green qui en payait le prix.

Il était maintenant temps de rentrer dans nos « sacs à péter » et de dormir. Orme avait décidé de dormir dans une vaste pièce à l’étage plutôt qu’avec nous tous sur le plancher du rez-de-chaussée. Nous nous sommes alors disputés pour savoir qui avait promis à la mère de l’autre de veiller sur son fils et j’eus le dernier mot lorsque Orme, fatigué de m’entendre le gronder de vouloir dormir en haut lança son « sac à péter » par terre à côté du mien. Juste à ce moment, le Perth Battalion arrivait péniblement dans notre direction et s’installa près de notre maison. Nous étions bien protégés.

Nous nous sommes endormis puis fûmes réveillés brusquement par des obus de gros calibre qui explosaient tout près. Quelques secondes plus tard, nous fûmes presque expulsés de nos sacs de couchage lorsqu’un obus frappa directement le toit de la maison. La pièce où nous étions s’emplit de poussière et des morceaux de briques tombaient dans l’escalier. Nous nous assurâmes que tous étaient saufs. Je dis alors que si seulement je pouvais trouver ma pipe et des allumettes, je serais correct. Orme affirma que son filet moustiquaire l’avait sauvé. Un sergent du Perth Battalion entra accompagné d’un soldat de son bataillon qui venait d’être blessé par une brique. Celle-ci avait été projetée dans l’escalier, puis dans la cour et avait atteint le soldat à la cheville.

Le lendemain matin, Orme et moi-même montâmes dans la chambre où il avait voulu dormir la veille. Juste au-dessus de l’endroit où il avait prévu dormir, il y avait un trou d’une dizaine de pieds de diamètre dans le toit, les tuiles et les poutres ayant été fracassées par la force de l’explosion. Orme sut à ce moment que, de toute évidence, c’était bien sa mère qui m’avait demandé de veiller sur lui qui, la veille, avait accepté de dormir avec nous tout simplement pour que je cesse de l’embêter. Nous avons subi ainsi plusieurs autres tirs sévères, tous suffisamment près de la maison pour faire tomber des morceaux de murs. Nous avons été chanceux de ne pas être tués ou blessés. Ces solides vieilles maisons italiennes nous ont sauvé la vie.

Le lendemain matin, les artilleurs sont arrivés et nous les avons conduits à leurs positions. Dès leur arrivée, les hommes creusèrent les trous à canon et, à mesure qu’un canon était prêt à être installé dans son trou, l’officier de tir en déterminait la ligne de tir. Cela se poursuivit jusqu’à ce que tous les canons soient en position. On installa le camouflage et, quoi qu’il arrive désormais, nous étions prêts.  Nous mangions des tonnes de raisins que nous ne pouvions laver et cela nous causait des problèmes de diarrhée. Je ne faisais pas exception, en mangeant plus que ma part. Knobby Clark et moi étions près de la position de pièces et avions de violentes crampes. Nous nous sommes rendus jusqu’à une petite vigne au pied de laquelle il y avait un fossé. Nous avions mangé des tonnes de pépins, et dans une telle situation, lorsque vous avez mangé des tonnes de raisins, il vient un moment où vous devez expulser les pépins, et la force explosive de ces gaz refoulés peut être aussi puissante qu’un plomb tiré d’une carabine et peut même assommer quelqu’un à 10 pas. Alors, imaginez Knobby et moi, tous deux nous faisant face et expulsant les pépins.

À ce moment précis, les Allemands ont commencé à bombarder la route avec leurs obus de mortier qui se rapprochaient dangereusement de nous. Knobby mentionna que ces pauvres types semblaient aligner leur tir sur nous et que nous devrions fuir. Je répondis que je ne le pouvais pas et il dit « moi non plus! » Puis les obus sont tombés juste à notre droite et ont détruit un porte-mitrailleuse Bren du Cap-Breton. Les obus sont tombés juste devant nous. Knobby et moi nous nous sommes précipités dans le fossé. Les obus ont détruit les vignes, et les feuilles de vigne pleuvaient littéralement sur nos derrières dénudés. Entre chaque obus, je relevais la tête vers notre canon le plus près et je vis le Sgt Sid Robertson accroupi dans le trou à canon et riant à gorge déployée. Les tirs se sont éloignés de nous, puis ils cessèrent. Knobby et moi avons remonté nos pantalons, puis avons tenté de voir si quelqu’un avait été touché.

J’ai alors rejoint Sid Robertson et lui ai demandé ce qu’il avait trouvé de si drôle dans cette pluie d’obus. Il me répondit qu’il riait parce que tout ce qu’il voyait dans le fossé était deux derrières dénudés et qu’il était certain que l’un des deux derrières, et peut-être même les deux, allaient prendre un obus. Nous avions été pris les culottes baissées, mais nous avions survécu.

En Italie, près de la rivière Salto, vers les 26 et 27 septembre. Notre troupe était bien installée dans sa position et nous nous préparions à appuyer notre brigade qui devait traverser la rivière Fiumicino. Notre position de pièce avait reçu beaucoup de pluie et notre tranchée était remplie d’eau. Les artilleurs et les officiers du poste de commandement qui n’étaient pas en service se réfugiaient dans une vaste grange munie d’un grenier. Au deuxième jour après notre arrivée à cette position, les Allemands ont commencé à bombarder le secteur. Plusieurs obus s’enfonçaient dans le sol ramolli par la pluie avant d’exploser, projetant des mottes de boue et de saletés tout autour. Une dizaine d’entre nous nous tenions accroupis derrière le camion citerne. Les tirs sont devenus plus intenses et les éclats d’obus se sont mis à voler au-dessus des grandes marmites de porridge et de thé.

Le tracteur d’artillerie du Sgt Roy Johnson a alors pris feu, ce qui a incité les Allemands à diriger leurs tirs vers cet endroit. Le Sgt Johnson, que nous appelions « Smiler », s’est mis à lancer des jurons en constatant que son tracteur d’artillerie était en flammes. Je lui ai dit de ne pas s’en faire, qu’il aurait un tracteur tout neuf en remplacement de ce vieux tracteur qui avait servi dans le désert. Il répondit que le tracteur pouvait bien aller au diable, mais qu’avec lui, ses plus belles tenues de combat s’envolaient aussi en fumée.

Les tirs cessèrent bientôt et nous nous sommes alors hâtés de prendre le petit-déjeuner. À ce moment, aucun d’entre nous n’avait été tué ou blessé, mais vers 10 heures, un obus est venu s’écraser juste devant les canons. Alf Ulley, qui marchait à quelques centaines de pieds de l’explosion, fut tué sur le coup.

Ce soir-là, je me trouvais dans le grenier du bâtiment lorsque j’entendis le grondement de la Minnenwerfer suivi d’une explosion près de l’endroit où se trouvaient le Lt Ross et la troupe Fox. Un des hommes du Lt Ross fut blessé ce soir-là et quelques autres ont été forcés de sortir des tranchées qu’ils avaient creusées en raison de l’inondation. Nous étions le 28 septembre.

Au réveil le lendemain matin, on nous informa que le capitaine de notre troupe, Eddie Madden, était porté disparu et qu’il avait probablement été fait prisonnier par les Allemands. On nous dit que le Capitaine Madden avait quitté son char et son équipe pour tenter de découvrir un nouveau poste d’observation offrant une meilleure vue sur la rivière Fiumicino, où était posté le Irish Regiment of Canada.

Il y eut d’autres mauvaises nouvelles : 75 membres du Irish Regiment of Canada, toute la compagnie en fait, furent faits prisonniers et, dans l’affrontement, quelques soldats furent tués et deux d’entre eux furent blessés. Cela se produisit dans le secteur où, pensions-nous, s’était aventuré le Capitaine Madden dans le but de trouver un meilleur poste d’observation. La capture d’Ernie Madden par les Allemands provoqua beaucoup d’émoi, car il était en possession de tous les codes et de toutes les cartes. Nous avons immédiatement dû changer tous les codes.

Italie, le 29 septembre 1944. Nous eûmes la confirmation qu’Ernie Madden avait été fait prisonnier lorsque les Allemands se mirent à bombarder toutes nos positions d’artillerie. Ils semblaient tout savoir sur nos positions, ce qui confirmait qu’ils avaient en leur possession les codes et les cartes du Capitaine Madden. Pendant ce terrible bombardement, le Sgt Robertson écopait l’eau accumulée dans son trou à canon et la lançait sur son filet de camouflage en feu. Entre deux explosions d’obus, il vit un homme courir et, lorsque plusieurs obus explosèrent simultanément tout près, il crut que le coureur avait été tué, mais il l’aperçut ensuite qui courait toujours et qui passa devant son canon.

Le coureur était Billy Briant, un transmetteur qui, le fil de transmission en main, tentait de réparer les bris faits par les obus à la ligne de transmission. Aucun d’entre nous ne songea que Billy aurait dû recevoir une médaille pour avoir ainsi préservé notre ligne de transmission. Mais lorsque nous sommes rentrés à Liverpool et qu’une chiure de goéland lui est tombée directement dans la bouche, nous nous sommes dit que cette fois, il aurait mérité une médaille.

J’ai ensuite distribué les rations de rhum à tout le monde dans l’abri, puis, en compagnie de WK Hutchison, j’ai fait la tournée des canons. Hutchie aimait bien boire et, entre la visite de deux canons, je lui demandais s’il avait eu sa ration de rhum. Chaque fois, il me répondait « non », et lorsque nous sommes revenus à l’abri, Hutchie avait bu pas mal. Il se mit alors à parler à toute vitesse à tel point que l’officier me demanda si Hutchison était soûl. « Non, répondis-je, je pense que c’est la nuit qui est un peu fraîche et sa ration de rhum semble simplement l’avoir énervé un peu. »

En me rendant derrière l’abri pour demander à Hutchie de baisser le ton, celui-ci était totalement absorbé par l’idée d’organiser un raid contre les Allemands afin de libérer le Capitaine Madden. Mais quelques minutes plus tard, je le revis dormant d’un profond sommeil. Les Allemands n’avaient rien à craindre.

Il pleuvait pratiquement sans arrêt et nous, installés à nos canons, n’avions pas la moindre idée de ce que vivaient nos amis de l’infanterie dans ces conditions misérables.

Un jour, quelque part dans ce secteur boueux, on a reçu la visite de pilotes de l’escadrille de chasseurs Spitfire Windsor. Nous arrivions mal à comprendre comment ces gars pouvaient voler à travers les milliers d’obus que leur lançait l’ennemi lorsqu’ils plongeaient du haut des airs et s’approchaient suffisamment près pour bombarder et mitrailler les positions ennemies. Ils répondirent qu’ils se concentraient sur leur cible et qu’ils tentaient toujours de voir lequel d’entre eux pouvait descendre au niveau des arbres pour être ainsi en position de lâcher sa bombe. « Une fois la bombe lâchée, dirent-ils, nous faisons une tournée de mitraillage puis nous rentrons à la base, nous prenons une douche, un ou deux verres de vin, puis nous nous couchons et, si les conditions météo le permettent, nous recommençons le lendemain. » Puis les pilotes se tournèrent vers nous : « Nous volons au-dessus de vos têtes tous les jours les gars et nous vous voyons patauger dans l’eau et la boue. Comment faites-vous pour poursuivre la guerre dans ces conditions? » Chaque groupe s’émerveillait du courage et des exploits de l’autre.

J’ai accompagné Bill Mennie, qui devait voir le médecin, au poste de commandement régimentaire. Là, le Capitaine-adjudant Lucky Fair m’a donné quelques verres de rhum. Chuck Watson m’a alors dit : « Gordie, ta promotion à titre d’adj 2 doit arriver prochainement, mais il semble bien que Paul Shkwarek va arriver avant que cette promotion ne soit confirmée. » Je répondis qu’il ne me semblait pas juste que je passe au travers de mes cinquante et quelques dernières journées de combat et que je rate ainsi ma confirmation par une seule journée.

Lucky Fair avait entendu cette conversation et dit : « Gordie, depuis que nous sommes ici en Italie, tu n’as pas eu un seul congé. Nous allons te donner une autorisation d’absence temporaire de deux jours pour le centre de repos Alberto Grande à Riccione. Lorsque tu en sortiras, tu auras eu la confirmation à titre d’adj 2. » Je pris la carte d’absence temporaire, puis ramenai Bill Mennie jusqu’à notre position de tir.

Au retour en compagnie de Bill Mennie, je remarquai que le pneu arrière de notre moto était presque à plat. Je vis un camion stationné dans la cour d’une ferme, et quelques cavaliers du corps blindé qui tiraient, probablement en direction de poulets. Nous sommes entrés dans la cour afin de gonfler notre pneu. J’ai demandé aux cavaliers s’ils tiraient bien sur des poulets et ceux-ci répondirent que oui, mais qu’ils étaient incapables d’en abattre un seul. Je leur ai demandé quelles armes ils utilisaient et ils me répondirent qu’ils avaient une mitraillette ainsi qu’une carabine de calibre 303. J’ai demandé si je pouvais prendre la carabine et tenter d’abattre un poulet.

Je me suis informé de l’endroit où se trouvaient les poulets, et ils me dirent qu’ils étaient juste là, près d’un hêtre qu’ils me montrèrent. Juste à ce moment, les poulets tentèrent de s’enfuir. Carabine à la hanche, je tirai deux ou trois coups et tuai deux poulets. En rendant la carabine aux soldats, je dis que j’étais désolé d’avoir atteint les poulets au corps et que, si je n’avais pas bu de rhum au PCR, je les aurais atteints à la tête. Après ce commentaire quelque peu prétentieux, Mennie me prit par le bras et me dit : « Partons d’ici… après de tels commentaires, j’ai peur qu’ils ne nous tirent dessus ». Pendant les premiers 100 pieds, j’ai réellement pensé qu’effectivement, ils tenteraient peut-être de nous tirer une balle dans la tête.

J’ai passé les deux jours suivants au centre de repos Albergo Grande à Riccione. Le Sgt Sid Robertson devait s’y rendre également pour environ une semaine afin d’aider à la conduite des activités du centre, et nous avons donc fait équipe pendant quelques jours. Nous avons fait une razzia au magasin du quartier-maître pour y prendre quelques objets. Le personnel du magasin se réservait les meilleurs billets de logement, les premières rations de nourriture et de rhum et les meilleures tenues de combat et chaussettes.

En octobre 1944, nous étions près de la rivière Salto et quelqu’un décida alors de nous donner une leçon d’histoire. Il nous dit que certaines personnes affirment que la rivière Fiumicino est un deuxième Rubicon, cette rivière que César, avec ses éléphants, tenta de franchir. La machine de guerre, cette fois, n’était pas constituée d’éléphants, mais de chars, qui s’embourbaient dans la pluie incessante. Même les ponts étaient emportés.

Il était souvent arrivé que notre infanterie entreprenne la traversée d’une rivière puis que les eaux montent rapidement et empêchent le matériel ou le soutien technique de suivre. Durant cette période, plusieurs attaques que nous avions planifiées durent être annulées parce que des ponts avaient été détruits, qu’il y avait trop de boue, ou en raison du mauvais temps. Vers le 21 octobre, il a cessé de pleuvoir et notre infanterie a pu avancer. Vers le 4 novembre, nous avons pu nous éloigner du front. Tant les Allemands que nous-mêmes venions de passer 73 jours d’affilée en étant constamment à portée de tir des canons ennemis.

Notre centre de repos était situé à Fossombrone. Notre batterie logeait dans un vieil entrepôt. Les officiers et les sergents étaient logés dans des maisons qu’ils partageaient parfois avec des civils. C’est ici que Bobby Cochrane eut sa première « blessure de guerre » et d’une façon plutôt comique. Dans le vieux bâtiment, il y avait un long passage qui menait à la rue puis aux latrines. Bobby était un gars qui aimait amuser la galerie, jouer du violon, danser la claquette et, bien sûr, prendre quelques verres de vin. Ce soir-là, Bobby s’est réveillé et, plutôt que de faire tout le chemin pour se rendre aux latrines, il décida de se soulager dans un bidon d’essence récupéré des Allemands. Il n’était pas facile de trouver le bidon d’essence dans l’obscurité, et pisser dans la petite ouverture de trois pouces de diamètres du bidon tenait presque de l’exploit. Après avoir assez bien réussi à viser le trou du bidon, Bobby voulut vérifier le résultat en frottant une allumette ou en allumant un briquet pour y voir quelque chose. Mais les vapeurs d’essence avaient été activées au contact de l’urine chaude et, lorsque la flamme jaillit, on entendit un retentissant WHOOOSH! et un véritable jet de feu jaillit, grillant le membre viril de Bobby comme on grille une saucisse sur un feu de bois à la plage.

Gordie à Fossombrone, en 1944.

Fossombrone était une petite ville italienne avec de vieux immeubles et n’était certainement pas une ville prospère. Au premier contact, les villageois étaient plutôt réservés, mais dans une telle situation les soldats, peu importe d’où ils viennent, entrent facilement en contact avec les enfants. Les enfants sont naturellement curieux et ils tentaient de se lier d’amitié avec nous, en marchant à nos côtés, parfois en quêtant une cigarette pour leur père ou du chocolat pour eux-mêmes. Les militaires canadiens avaient bon caractère et la plupart étaient gentils avec les civils. Ils donnaient aux enfants de la farine blanche pour leur mère, qui cuisinait alors un poulet ou des spaghettis. Dans la maison où logeaient les sergents et les sergents-majors, une dizaine de civils habitaient l’étage en dessous, la plupart étant des femmes d’un certain âge et des enfants.

Pop Barkwell était sergent dans la troupe F. Il avait une dizaine d’années de plus que la plupart d’entre nous. Il aimait descendre et rendre visite aux femmes âgées. Celles-ci l’aimaient beaucoup et, après quelques verres de vin, Pop leur pinçait les joues. Même si Pop ne parlait pas un mot d’italien, le vin et les rires faisaient en sorte que la vie coulait paisiblement.

Pop avait du plaisir et sa joie de vivre rayonnait sur nous tous. Un soir, alors qu’il buvait et riait avec les femmes à l’étage en dessous, Orme a décidé de se payer la tête de Pop lorsque celui-ci monterait se coucher. Pop dormait couché sur une porte, ce qui lui évitait de dormir directement sur le ciment froid du plancher.Orme, Sid et moi avions coupé des poteaux télégraphiques en sections assez courtes. Nous avions ainsi de bons rondins, qu’Orme installa sous la porte, à chacune des extrémités, puis qu’il bloqua avec un bout de bois de façon qu’un mouvement suffisamment énergique fasse rouler les rondins et tomber la porte sur le plancher… avec Pop dessus, bien sûr.

Nous avons éteint nos chandelles et attendu l’arrivée de Pop. Il monta les escaliers en chantant, heureux comme un petit garçon. En constatant qu’il n’y avait pas de lumière en haut, il semblait se douter de quelque chose, car il murmura : « Bande de crapules… je sais que vous ne dormez pas ». Aucun d’entre nous ne répondit et alors Pop s’est déshabillé, il s’est installé sous sa couverture puis a balancé les pieds dans les airs pour les ramener par-dessus la couverture. Sous l’impact, les rondins se sont mis à rouler et tout, la porte, la couverture et Pop s’est écrasé sur le plancher. « Soit maudit, Payne! », marmonna Pop. Comment savait-il que c’est Orme qui avait orchestré le tout? Nous avons tous ri un bon coup puis nous nous sommes endormis. Nous avions encore notre cœur d’enfant.

Durant ces jours de repos, nous sommes allés un jour assister à un spectacle donné par une troupe canadienne qui faisait la tournée des forces armées. Le spectacle avait lieu à Urbino, une petite ville des environs. Nous avons adoré chaque minute de ce spectacle. Il y avait entre autres une jeune chanteuse noire de Détroit qui, parce qu’elle était trop jeune pour joindre les forces américaines, avait traversé à Windsor et avait joint les rangs des CWAC. Elle a chanté l’hymne des GI Man o’ Live. Elle était toute jeune, toute mince et elle a tout donné dans une magnifique interprétation de cette chanson.

Après le spectacle, nous avons fraternisé avec des sergents du Irish Regiment. Notre batterie avait toujours appuyé le Irish lorsqu’il combattait. À l’étage de notre maison de Fossombrone, nous avions une réserve de 10 ou 12 bouteilles de Scotch et une ou deux bouteilles de Rye. Nous les gardions pour une occasion spéciale comme la fin de la guerre ou un anniversaire, mais aussi simplement lorsqu’une bonne occasion se présentait. En un mot, nous avons invité les sergents du Irish à venir nous visiter un de ces jours et leur avons dit que nous ouvririons notre réserve à cette occasion. C’était une bonne façon de tisser des liens solides entre l’infanterie et l’artillerie.

Fossombrone, Italie, novembre 1944. J’ai en ma possession une boucle de ceinture allemande. On y voit l’inscription GOTT MIT UNS (Dieu avec nous) avec l’aigle et la svastika. J’avais la belle ceinture en cuir qui allait avec la boucle, mais je m’en suis débarrassé après qu’elle m’eut causé des problèmes. Un soir en effet, je dormais profondément sous mes couvertures au deuxième étage de notre vieille maison à Fossombrone. Je me suis réveillé subitement, en proie à de terribles douleurs abdominales et des maux d’estomac. Je me suis précipité hors de mon « sac à péter », j’ai enfilé mon pantalon et bouclé la ceinture allemande. J’ai dévalé l’escalier et, en sortant de la maison j’ai crié à la sentinelle de ne pas m’arrêter, que je n’avais pas une seconde à perdre et qu’il fallait que je me rende aux latrines qui étaient au bout d’une petite allée juste après la maison.

J’ai alors tenté de détacher la ceinture pour baisser mon pantalon, mais plus j’essayais, moins j’y arrivais. J’avais l’estomac totalement comprimé par la ceinture. Alors en sautant le mur de pierre, ce fut le désastre… et tout est sorti. Quel dégât! Et alors, j’ai réussi à détacher la ceinture. Mais il était trop tard. J’ai jeté mon sous-vêtement dans le trou des latrines, et j’ai ramené mon pantalon souillé. La sentinelle me vit revenir, les fesses à l’air, et comprit ce qui s’était passé. Je lui demandai de ne rien raconter à personne une fois son quart de travail terminé, et il me promit qu’il serait muet comme une tombe. Je suis rentré et je me suis nettoyé. L’incident avait eu lieu vers 4 heures ou 5 heures du matin, et au petit-déjeuner, à 7 heures, les 200 hommes de la batterie savaient que le sergent-major avait fait dans sa culotte. Tant pis pour ma dignité.

Boucle de ceinture allemande.

Notre séjour à Fossombrone devait bien se terminer un jour et en novembre, nous étions de retour au front. J’avais toujours eu le sentiment que les retours au front, comme les départs du front, constituaient un danger. Il me semblait que les Allemands remarquaient ces déplacements de troupes et qu’ils augmentaient alors la fréquence de leurs patrouilles et profitaient de ces mouvements de troupes pour lancer des attaques. J’avais le sentiment que les routes que les troupes empruntaient, soit pour se retirer du front ou pour y revenir, subissaient des bombardements très ciblés. 

Une fois de retour à nos positions de tir, la routine s’installait de nouveau. Si nous avions la chance qu’il y ait quelques maisons tout près d’où nous étions postés, nous pouvions y installer une cuisine et notre poste de commandement, et nous étions alors privilégiés par rapport à nos camarades de l’infanterie. Comment pouvaient-ils survivre dans leurs tranchées inondées par les pluies qui les laissaient trempés 24 heures par jour? Notre retour au front s’est fait sans incident à travers des champs boueux et des routes inondées. Cette fois, nous devions être en soutien à la 12e Brigade d’infanterie.

La 12e Brigade avait été formée à la suite du démantèlement du 1er Régiment de DCA légère de l’Artillerie royale canadienne et le changement de mission des Princess Louise Dragoon Guards, qui devaient quitter leurs chars blindés pour se salir les pieds. Le troisième bataillon de la brigade était constitué du Westminster Regiment, qui était un bataillon motorisé qui était appuyé par le  Régiment d’artillerie de campagne no 11 de l’Armée, qui s’appelait maintenant le Régiment de campagne no 11 de l’ARC. Ces soldats n’avaient pas apprécié perdre le mot artillerie dans le nom de leur régiment. Après que le 1er Régiment de DCA légère de l’Artillerie royale canadienne fut démantelé, le Lt Cam Leckie s’est joint à la 60e Batterie en octobre.

À cette époque, il y avait un pilote de chasse allemand que nous appelions le major fou et qui avait l’habitude de survoler les routes à basse altitude et de tirer sur tout ce qui bougeait dans l’espoir de détruire le moindre camion ou Jeep. Il volait tellement bas que nos canons antiaériens ne pouvaient espérer l’abattre sans risquer de nous tirer dessus. Un jour, je traversais un champ en compagnie d’un de nos hommes lorsque nous vîmes derrière nous un canon moyen qui tirait à répétition. La lueur provoquée par les tirs illuminait le canon. Subitement, nous vîmes un avion allemand voler à quelques pieds au-dessus de nos têtes. Lorsque le canon se remit à tirer, l’avion modifia sa course pour pouvoir tirer en direction du canon moyen avec les canons installés sous son tronçon d’aile. Les douilles des cartouches vides tombaient de l’avion comme une pluie juste devant nous et nous pouvions encore les voir lorsque l’avion plongea directement vers le canon moyen. Le canon visé appartenait probablement au 2e Régiment d’artillerie moyenne de la RCA. J’ignore si quelqu’un a été touché, mais l’avion, crachant le feu, piquait directement vers le canon. Ce pilote était béni des dieux.

Un autre jour, le même pilote a survolé une maison dans laquelle nous nous trouvions. Il avait été attiré par un énorme incendie de cheminée. Les cheminées de ces vieilles maisons italiennes n’avaient pas été ramonées depuis des années et une épaisse couche de créosote s’y était accumulée et une épaisse fumée sortait ce jour-là de la cheminée. J’avais demandé à un de nos hommes de tenter d’éteindre le feu. Mais la vapeur qui se dégageait en raison de l’arrosage donnait l’impression que le feu était encore plus intense et que la cheminée allait exploser. Juste comme nous commencions à maîtriser l’incendie, le pilote passa au-dessus de nous et lâcha quelques bombes autour de la maison, l’une d’elles éclatant juste au carrefour situé tout près. Je pense même qu’un véhicule fut touché et prit feu.

Juste comme les bombes éclataient, ou quelques secondes après, un gars du nom de Tucker entra dans la maison. Il était couvert de boue et de souillures de la tête aux pieds. Il était assis sur le bord d’une toilette de fortune, pantalons baissés, lorsque l’avion lâcha ses bombes. En une fraction de seconde, il tomba dans la merde mêlée de fumier de poulets et de boue visqueuse. Quel spectacle! Nous avons tous ri un bon coup, sauf Tucker, évidemment.

Godo, Italie, décembre 1944. Bonne nouvelle : la ville de Ravenna est tombée, ce qui a grandement réjoui Floyd Brooks car celui-ci, pendant ses études universitaires, avait habité cette ville et il en connaissait l’histoire. Nous étions installés près de Godo, et un jour j’ai reçu un appel de l’adjudant me disant que le colonel m’ordonnait d’effectuer une patrouille dans le secteur arrière de la zone où nous étions installés, car il y avait là un grand nombre d’ennemis. En fait, le 8e Régiment de campagne de la RCA avait, ce même jour, capturé des Allemands et le colonel y voyait là une sorte de défi à relever : il nous fallait nous aussi capturer des Allemands. Pendant que le message était transmis à la batterie, je devais amener en patrouille avec moi les mitrailleurs Bren et d’autres gars du poste de commandement de la batterie, en tout une quinzaine d’hommes. Le Lt Ross dit qu’il aimerait nous accompagner à titre d’observateur, ce que j’acceptai.

Nous avons fixé un point de rencontre pour le groupe. Je connaissais chacun des gars et je leur ai dit que nous devions laisser une bonne distance entre nous, et que nous ne devions pas tenter de jouer au héros pour obtenir la Croix Victoria, mais qu’il fallait plutôt simplement faire preuve de discipline. Très rapidement, j’ai compris que nous étions dans le pétrin. Alors que nous approchions de la voie ferrée qui longe l’arrière de la ville de Godo, nous avons rencontré toute une compagnie du Lanark and Renfrew Regiment de la 12e Brigade d’infanterie. Toute la compagnie était couchée au sol derrière la voie ferrée, carabines, mitrailleuses Bren et Thompson pointant vers l’arrière, dans la direction où nous nous dirigions. Ces fantassins ne savaient pas trop ce qui se passait, ils étaient couchés au sol, attendant avant de lancer l’attaque contre une maison située à moins d’un demi-mille de là. Cela aurait dû nous inciter à revenir sur nos pas et retourner à notre position de pièces, mais nous avions reçu un ordre et avons décidé de nous y tenir.

La patrouille se tenait en rang serré et je sentais venir le désastre. Si une mitrailleuse postée dans la maison avait ouvert le feu, nous étions tous morts. Il n’était pas facile de faire entendre raison à ce groupe. À quelques centaines de verges d’une grosse maison en pierre, nous avons rencontré deux civils qui marchaient sur une route située tout près. Nous les avons rejoints et les avons arrêtés. L’un était grand, d’allure distinguée, il portait un manteau noir neuf, un chapeau de ville noir également, alors que l’autre, plus petit, n’était pas vêtu de façon aussi élégante. Le plus grand des deux hommes parlait bien anglais et nous dit qu’il n’y avait pas de Boches dans les environs. Ils avaient tous fuit disait-il. Il nous dit qu’il était concessionnaire automobile ou quelque chose du genre. Leurs papiers étaient en ordre alors nous les avons laissés poursuivre leur route vers Godo, d’où nous venions.

Je décidai que notre patrouille n’avait rien à faire dans cette maison, même si nous étions maintenant tout près. J’avais le sentiment que nous n’étions réellement pas bienvenus dans cette grande maison en pierres. Je dis qu’il nous fallait arrêter notre patrouille et retourner à nos positions rejoindre la troupe. Alors que nous revenions le long de la voie ferrée, un officier du Lanark and Renfrew Regiment actionna son sifflet. Les quelque 50 hommes de la compagnie se levèrent d’un bond et, formant une ligne, ils commencèrent à avancer en direction de la maison, cette même maison qui m’avait plus tôt semblé si suspecte et de laquelle je m’étais dit qu’une mitrailleuse qui aurait tiré de cette maison aurait pu faire beaucoup de morts.

Environ une heure plus tard, on m’a informé que les fantassins qui avaient avancé en direction de la maison avaient échangé des tirs avec l’ennemi pendant un bon moment et avaient réussi à faire une centaine de prisonniers allemands. Je ne saurai jamais pourquoi les Allemands n’ont pas ouvert le feu sur nous : peut-être ont-ils pensé que nous allions simplement nous jeter dans leurs bras. Le jour suivant, je vis le groupe d’Allemands qui avait été fait prisonnier. Les deux civils que nous avions contrôlés sur la route étaient du nombre. Le Lt Ross et moi en avons parlé par la suite et nous nous sommes dit que nous aurions dû nous douter qu’ils étaient Allemands, car les Italiens n’utilisent jamais le mot Boche pour désigner les Allemands. Les Italiens, comme nous d’ailleurs, les désignent sous le nom Tedeski.
Orme Payne me raconta plus tard que la maison où il habitait hébergeait aussi des civils. Des partisans italiens arrivèrent et demandèrent si le patron était là. Sans trop y réfléchir, la personne à qui ils s’étaient adressés leur indiqua le groupe de civils un peu plus loin. Les partisans (d’allure lugubre et agressive) entrèrent dans la maison, firent sortir les civils et les amenèrent plus loin, hors de notre vue. On entendit des coups de feu et, lorsqu’on accourut pour voir ce qui se passait, on constata que les partisans s’étaient enfuis après avoir abattu tous les civils. Aucune explication : ils étaient venus, avaient tué les civils puis s’étaient enfuis. La guerre n’est pas une partie de plaisir : les anciens conflits entre diverses factions persistent longtemps, mais parfois, il n’y a tout simplement rien à y comprendre.

Piangepane, Italie, décembre 1944. Avant de pénétrer dans ce village, nous avions occupé quelques autres positions ailleurs, d’où nous avions lancé nos feux d’artillerie en appui à la 1re Division d’infanterie. Dans cette région de l’Italie, il y avait toujours une rivière, un canal ou une tranchée de drainage à traverser, et cela provoquait beaucoup d’accidents.

L’ennemi se terrait, et chaque butte, chaque maison devenaient une forteresse. Notre infanterie manquait d’effectif et, à l’exception d’une courte période de repos en novembre, avait combattu sans interruption depuis le mois d’août. Nous manquions également de munitions. Cela s’expliquait par le fait que la priorité, tant en ce qui concerne l’effectif que le matériel, était donnée au front ouest. Aussi, la 4e Division indienne et la 78e Division britannique, appuyées par l’artillerie, avaient été déplacées en Grèce pour réprimer la révolte des populations civiles et avaient emporté avec eux une bonne réserve de munitions. Je pense que la brigade grecque y est allée également.

À cette période, en décembre, nos canons servaient d’abord et avant tout aux attaques principales et non pas aux feux nourris ni aux tirs de contre-batterie. Nous tirions environ cinq coups complets par canon. Mais dans le cas d’une sévère contre-attaque, nous pouvions tirer environ 500 coups complets. Par temps clair, nous entendions le bruit des obus tombant sur nos troupes, puis ce bruit devenait peu à peu un véritable grondement et alors nous nous tenions prêts à tirer pour faire cesser ce terrible bombardement. Mais aucun ordre de tirer ne vint cette fois et le bombardement souleva des nuages de poussière et de fumée. Nous ne pouvions que constater que nos pauvres soldats subissaient une véritable râclée. Notre officier d’observation avancée nous informa ensuite qu’un peloton du Perth Regiment avait été balayé alors qu’il traversait des fossés de drainage. Plus tard durant la campagne, le Perth prit sa revanche en capturant une unité ennemie qui avançait en terrain plat découvert.

Alors que notre détachement précurseur se rendait dans le village de Piangipane, nous avons découvert un véritable carnage : des hommes et des chevaux, tous morts. Le Westminster Regiment avait surpris un gros convoi allemand voyageant en chariots tirés par des chevaux. Les mitrailleuses de calibre.50 des Westies n’avaient pas mis de temps à terminer le travail. Les cadavres des Allemands ne portaient plus de bottes ni de chaussettes. Les civils italiens s’en étaient emparés avant même que les cadavres n’aient eu le temps de refroidir. Aussi, les Westies s’étaient emparés de quelques canons automoteurs encore tout neufs puisque leur compteur kilométrique indiquait moins de 20 kilomètres. C’était un bon coup. Les Westies avaient le don de remporter une grande victoire quand ça jouait dur.

Piangipane, en Italie, constituait une bonne position de tir où nous n’avons jamais subi de bombardement directement sur nos positions de pièces, uniquement sur les routes. Mais le Sgt Bill Copithorn eut une expérience un peu particulière. Bill déroulait du fil téléphonique pour remplacer celui qui avait été endommagé par les tirs d’artillerie. Le pire, c’était les fils endommagés par les chars de notre propre brigade qui, dans leur sillage, pouvaient laisser des centaines de mètres de fils emmêlés. Ce soir-là, il y avait un clair de lune et Bill devait se cacher dans les fossés gorgés d’eau. Bill était sous un bombardement passablement intense. Lorsqu’il entendait un obus arriver, il avait le réflexe de s’accroupir dans le fossé, et alors, il lui semblait qu’à chaque fois qu’il posait les mains dans le fossé, un visage humain surgissait de l’eau juste devant lui.

La deuxième fois, Bill eut la certitude qu’il s’agissait bel et bien d’un visage humain. En plein milieu du fossé, il se tenait carrément sur les pieds du cadavre d’un soldat allemand et, lorsqu’il s’accroupissait, la pression qu’il exerçait sur les jambes du cadavre faisait en sorte que la figure de l’Allemand ressortait de l’eau comme s’il lui souhaitait la bienvenue. Bill raconta plus tard que, obus ou pas, il lui fallait sortir de ce fossé et rentrer au plus vite, vert de peur, certes, mais avec une bonne histoire à raconter.

En décembre, nous étions quelque part entre Villanova et Mezzano. Lors d’un détachement précurseur dans la région, je suis entré dans la grande maison pour informer les civils présents que nous avions l’intention d’installer nos canons dans les bâtiments qu’ils habitaient et autour. Les civils devaient quitter, car lorsque nous avons commencé à tirer, les Tedeski n’appréciaient pas du tout et se mirent à répliquer. Nous voulions éviter que les femmes et les enfants ne soient blessés. Tous pleuraient et voulaient fuir les lieux, à l’exception d’un vieil homme qui habitait l’endroit depuis toujours. Il voulait rester pour surveiller le bétail, et il espérait que ses bâtiments ne seraient pas détruits.

Dans ce même bâtiment, j’ai demandé, avec mon italien rudimentaire si les Tedeski y avaient dormi la nuit dernière. Le vieil homme dit « non… niente Tedeski. » Je suis monté à l’étage et lui dit : « Les Tedeski ont dormi ici la nuit dernière… et il y en avait au moins 10 ». Comment je le savais? Je pouvais sentir les Tedeski. Je savais qu’ils avaient été ici. Mais aussi, à l’étage, je constatais qu’aux endroits où les Tedeski avaient posé leurs couvertures, il n’y avait pas de poussière alors que dans ces vieilles maisons, il y avait constamment de la poussière lorsqu’elles étaient soumises à des bombardements. Pour ce qui est de l’odeur, c’est mon père, qui les avait combattus lors de la Première Guerre, qui m’en avait parlé. C’était une odeur musquée. Quoi qu’il en soit, j’avais fait une forte impression sur ce vieil homme italien.

Dans cette région, nous avions installé notre position de pièces près d’une maison où habitaient plusieurs femmes, certaines jeunes, d’autres âgées, et quelques hommes âgés. On nous apprit que les hommes les plus jeunes avaient été faits prisonniers dans le désert ou ils se trouvaient sur le front russe avec la brigade bleue (italienne), ou encore ils avaient été conscrits par les Allemands dans les bataillons de travail forcé. Une des femmes, âgée d’environ 28 ans, était enceinte. Quelques jours après que nous ayons quitté le secteur, je suis retourné à cette maison avec un chauffeur de camion pour récupérer quelques affiches. Cette jeune femme enceinte que nous avions vue quelques jours auparavant était réellement énervée, elle nous prit par le bras, le conducteur du camion et moi, et nous traîna dans la maison. Elle avait accouché à 10 heures ce matin-là d’après ce qu’elle nous dit et, à 14 heures le même jour, elle travaillait au champ.

En décembre, le temps était plutôt frais, le givre et la brume du matin se prolongeant jusqu’au milieu de la journée. Par ce temps tristounet, nos fantassins avaient parfois l’imagination un peu trop fertile, et pour eux, les arbres qui surgissaient de la brume ressemblaient parfois à des fantassins allemands. Il survint quelques incidents au cours desquels de vraies patrouilles allemandes surgissaient de la brume et capturaient de nos hommes. Mais habituellement, par ces fraîches et brumeuses matinées, il régnait un calme certain. Pas de bombes qui éclatent, pas d’avion de chasse fonçant au sol, bref une douce tranquillité, tout simplement. Par ce temps, l’équipe de pièces devait être particulièrement sur le qui-vive, car à tout moment nous pouvions être appelés à effectuer des tirs défensifs. Nos cibles avaient été choisies auparavant et nous pouvions recevoir l’ordre de les viser dans les secondes suivantes. La plupart de ces cibles étaient situées juste devant nous et il fallait surveiller toute contre-attaque contre notre avant-garde.

À l’approche de Noël, nous pensions à la maison, et ce cinquième Noël dans l’armée nous faisait réaliser que la guerre faisait toujours rage. Certains recevaient des lettres de leur femme leur annonçant qu’elles ne pouvaient plus les attendre. Pour ces gars, le temps n’était pas à la fête. Les autres, nous espérions simplement que ce Noël serait le dernier passé si loin de la maison. Le courrier arrivait avec plus de régularité depuis quelques temps et il arrivait maintenant par avion. Comme nous aimions toutes ces mères, ces pères, ces beaux-parents ou ces amis qui nous écrivaient toutes ces lettres et nous envoyaient des colis et des cigarettes. Nous pensions à notre chance, celle d’être en vie d’abord, et nous pensions à ces êtres chers restés au pays qui, d’une journée à l’autre, se demandaient si nous étions en vie, blessés ou morts. Nous attendions ces lettres avec tant d’impatience et ceux qui les écrivaient ne sauront jamais vraiment à quel point elles nous donnaient espoir et nous remontaient le moral.

Au pays, ces êtres chers avaient passé des heures à emballer les colis et à en coudre l’enveloppe, puis à les poster dans l’espoir qu’ils arrivent à destination sans être coulés par un sous-marin allemand ou détruit par un avion de chasse. Parfois, des colis arrivaient recouverts de cette mousse que l’on trouve dans les extincteurs, signe qu’un incendie avait éclaté à bord du navire qui les transportait. Les gâteaux et les biscuits étaient bien sûr immangeables, mais les boîtes de conserve et autres produits étaient à peu près intacts. J’espérais follement que ma mère m’envoie une boîte de choucroute et un jour, la boîte est arrivée. Nous étions quelques-uns à adorer la choucroute dont Bassham, Lou Gravem et Torgunrud. Dès que j’ai sorti la boîte de choucroute de son emballage, Bassham a surgi de nulle part avec un ouvre-boîte et Lou Gravem et quelques autres gars ont foncé sur moi « armés » d’une fourchette et d’une cuillère. Il est probablement inutile de préciser que la boîte de choucroute fut vide en un temps record.

Pour certains, ce moment faisait en sorte qu’on avait l’impression que toute la famille se retrouvait dans cette vieille grange du fin fond de l’Italie où nous nous trouvions. La boîte de choucroute était vide, puis nous nous sommes assis, un sourire de satisfaction inscrit sur nos visages. Quelqu’un a dit que ma mère avait eu une bonne idée de m’envoyer ce festin.

Un peu avant Noël 1944, nous n’étions pas très loin de la rivière Lamone. Le Lt Ross, du poste de commandement de la troupe Fox, avait reçu un appel du Lt Rollie Ellison de la troupe Easy lui demandant d’envoyer le Sergent-major Bannerman venir chercher un de ses artilleurs qui était saoul. L’artilleur en question était Lou Gravem. J’ai traversé le champ qui nous séparait de la troupe Easy, en me disant que Lou Gravem n’était pourtant pas du genre à être casse-pieds. En arrivant au poste de la troupe Easy, Lou était là, dans la cour, en compagnie du Lt Ellison et de Shkwarek, le sergent-major de la troupe E. Le Lt Elison me dit : « Sergent-major Bannerman, vous devez mettre cet homme en état d'arrestation pour ivresse alors qu’il est en devoir ». Je répondis que Gravem ne me semblait pas ivre du tout : « Si vous ou le Sergent-major Shkwarek voulez l’arrêter, faites-le vous-mêmes, car en ce qui me concerne, Gravem est plutôt en forme. »

Ellison me demanda de nouveau de mettre Gravem en état d'arrestation et je refusai. Ellison dit alors que j’étais probablement le genre de sergent-major qui protège les simples soldats plutôt que les officiers,  et lorsque nous sommes partis, il mentionna que nous allions entendre parler de lui dès le lendemain matin. Ce fut effectivement le cas. On nous informa qu’Ellison avait déposé des accusations contre Gravem, et que ces accusations étaient graves. J’ai parlé à l’adjudant et lui ai mentionné à quel point Gravem était un homme dur à la tâche et qu’il n’était certainement pas une tête forte!

Gravem et moi nous sommes retrouvés au PCR. Le sergent-major du régiment escorta alors Gravem pour qu’il comparaisse devant le colonel. Les accusations : s’être enivré en face de l’ennemi, ou quelque chose du genre, et alors le colonel a regardé Gravem et lui a demandé : « Vous avez bu? ». Gravem répondit qu’il avait peut-être bu un verre de vin ou deux. Le colonel lui demanda alors s’il était possible qu’il ait plutôt pris trois ou quatre verres de vin. Gravem répondit que cela était possible. Gravem raconta plus tard que le colonel se mit alors à glousser et que lui-même se mit à rire, et qu’ils furent alors imités par le sergent-major du régiment et Ellison. Puis le colonel dit : « Accusations rejetées… Je vous souhaite un joyeux Noël ». Gravem répondit : « Joyeux Noël à vous aussi, monsieur. »

Pendant la période de Noël 1944, la troupe Fox avait installé son artillerie à Naviglio, en Italie. Il y avait peu de bombardements ou d’activité aérienne. J’ai entendu la troupe E tirer quelques coups. J’étais à notre poste de commandement et je n’avais entendu aucun ordre de tir de la part de la troupe E. Le lendemain, je me suis informé auprès de Sid Robertson de la troupe E en lui disant que j’avais entendu un tir d’artillerie la veille en soirée, mais que je n’avais entendu aucun ordre de tirer. Sid répondit qu’il avait eu le sentiment que les Allemands avaient besoin d’être réveillés. « Il n’y a aucune raison pour que ces bâtards continuent de se reposer. Alors j’ai relevé le canon un peu et j’ai tiré quelques coups. » Je ne comprends pas encore comment Sid s’y est pris, comment il se fait que son officier de tir n’ait pas entendu le bruit du canon. Mais il fallait connaître Sid. Il avait une dizaine d’années de plus que nous et était un homme très compétent, mais il était un escroc né, un profiteur qui prenait tout ce qu’il pouvait prendre et même plus, et si Sid était d’avis que ses équipiers artilleurs pouvaient profiter de quelque chose, il s’arrangeait pour leur obtenir. Bref, il était bon pour ses hommes, et un homme courageux sous les tirs ennemis.

Près de l’endroit où se trouvait la troupe Fox, nous avions accès à une ferme, avec sa maison et ses bâtiments. La maison servait de poste de commandement et les bâtiments abritaient les équipes d’artilleurs qui n’étaient pas en devoir ainsi que les transmetteurs. Le fermier, lui, un homme au début de la cinquantaine, avait sa chambre dans la maison. Il s’occupait de ses animaux. À l’approche de Noël, nous lui avons acheté des poulets, et une dinde aussi il me semble, et nous avions payé en cigarettes. Non seulement il a abattu et vidé tous les volatiles, mais aussi, il s’est procuré de la farine pour cuire du pain dans son merveilleux four extérieur et a même fait rôtir les volatiles. 

Ce vieux four extérieur était très grand et il fallut beaucoup de bois pour que le four atteigne la température suffisante pour la cuisson puis, à mesure que les braises avaient brûlé, elles étaient retirées. Le four était construit en blocs de béton ou en pierres recouvertes d’une plaque de terre cuite dure. Il faisait environ six pieds de hauteur et comportait un espace de rangement pour le bois sous la plaque. On nettoyait la plaque du four avec une brosse mouillée, puis on y cuisait les poulets, le pain ou tout autre aliment. Une fois cuit, le pain ou le poulet était sorti du four au moyen d’une palette de bois munie d’un long manche. Quelle délicieuse façon de préparer un repas! Le fermier a également fourni le vin, puisque chaque troupe avait droit à une brève période de retrait du front durant le temps des Fêtes. Lorsque nous avons quitté cette ferme, le fermier m’a donné une très bonne bouteille de Vermouth en me disant qu’il s’agissait d’un excellent vin, que nous l’avions traité avec beaucoup d’égards, que nos hommes n’avaient pas détruit sa ferme ni tué ses poulets. Et c’était vraiment une bonne bouteille : la meilleure que j’aie jamais bue.

Floyd [le Major] Brooks avait trouvé un bon moyen de « sauver » quelques cochons des bombardements ennemis. Il demandait à quelques garçons de ferme de venir aider à sauver les cochons, et s’arrangeait pour que ces garçons soient encore là à son retour pour faire boucherie. Puis Sid Robertson prenait un petit camion, y mettait à l’arrière un baril dans lequel la partie du bas comportait une ouverture et une porte coulissante. Il prenait quelques hommes avec lui et se rendait à une ferme où il y avait des cochons. Le groupe se présentait à la maison de ferme, achetait une ou deux cruches de vin et en offrait au fermier. Lorsque tout le monde était bien réchauffé, Sid s’absentait quelques minutes, capturait quelques cochons de taille moyenne et les plaçait dans le baril. Il revenait ensuite à la maison de ferme, disait à la ronde que le groupe devait partir et retourner à sa position de pièces. Le soir, au menu, il y avait des côtelettes et des rôtis de porc pour tout le monde.

Sid l’arnaqueur né retournait à la ferme où il avait volé les cochons et écoutait les jérémiades du fermier se plaindre de ces ENGLESE qui lui avaient volé ses cochons pendant qu’il fraternisait avec Sid et ses amis la veille. Sid raconta plus tard que le fermier lui avait fait une telle scène qu’il avait décidé de lui voler un autre cochon. Il raconta ensuite cette histoire à un autre fermier italien en lui disant que le dernier cochon qu’il avait pris était vraiment petit. Ce dernier fermier dit alors à Sid que celui à qui il avait volé les cochons était un fasciste et que c’était une bonne chose qu’il se soit fait voler ses cochons. Sid a alors échangé son petit cochon contre quelques poulets, des saucissons maison et un peu de vin.

La veille de Noël 1944, Orme Payne est venu me voir à la troupe Fox en me disant que nous devrions rendre une petite visite à Sid Robertson à la troupe E. Nous sommes arrivés à la position d’artillerie de Sid et l’un de nous a suggéré que nous nous rendions au reste du régiment. Nous nous sommes rendus jusqu’à la 60e Batterie pour voir Toby Colpitts. Une fois rendus, nous avons aperçu dans la pénombre des silhouettes se précipiter dans toutes les directions en criant et en soulevant des nuages de poussière. Tous les trois nous avons alors compris que notre expertise dans la capture des poulets serait utile, et c’était justement là un « sport » dans lequel nous excellions. Nous en avons attrapé quelques-uns et avons demandé où se trouvait Toby. Nous avons entendu une voix provenant du haut d’un arbre et, en levant les yeux nous pouvions voir quelques poules toutes blanches et une paire d’yeux, ceux de Toby. Nous ne pouvions voir dans la pénombre que le blanc de ses yeux, car son visage était complètement bronzé par le soleil de l’Italie. Toby est descendu de l’arbre, puis a tout de suite demandé ce que ses trois chasseurs de poulets préférés avaient l’intention de faire, puis il s’est informé pour savoir si nous avions un peu de vin pour lui. Nous en avions. On lui a offert de se joindre à nous trois, histoire de célébrer la fraternité humaine en cette belle nuit, et, pourquoi pas, de partager un verre ou deux avec les autres batteries. Toby a demandé qu’on le compte présent lors de cette célébration.

Nous étions quatre dans la jeep et arrivions à la 37e Batterie. Il n’y avait pas de sentinelle! Voilà qui était étrange et nous avons décidé de pénétrer sur l’emplacement de la batterie. La radio était ouverte à la position 19 et une lanterne éclairait la pièce. Le Sgt Mutchison dormait sur un lit de camp. Le Sergent-major Green aussi dormait, de même que tous les transmetteurs. Tout de suite Toby a repéré une boîte en sciure de bois pleine de bouteilles de bière : la ration de l’artilleur pour une semaine, ou un mois peut-être. Toby a proposé qu’on pique toute la boîte. Mais Orme et moi-même avons fait valoir notre point de vue. Cette bière était celle d’artilleurs comme nous et si nous devions en piquer, ce serait une seule bouteille chacun. Nous avons donc pris chacun une bouteille, mais Sid, fidèle à lui-même, n’a pu résister à l’envie de piquer quelques autres trucs. Nous sommes partis dans la jeep puis nous sommes arrêtés un peu plus loin en bordure de la route pour boire notre bière et voir ce que Sid avait piqué.

Le temps filait rapidement pour nous quatre, il fut bientôt minuit et nous n’avions pas encore rendu visite au commandant adjoint du régiment, le Major Floyd Brooks [nous l’appelions Daddy Brooks]. Nous sommes arrivés bien après une heure dans la nuit à la maison où Floyd Brooks logeait. Cette fois, nous avons été interceptés par la sentinelle du poste de commandement régimentaire. Nous avons donné le mot de passe, puis avons pris l’escalier de la vieille maison, avons frappé à la porte et alors Floyd Brooks nous a dit que nous pouvions entrer. Nous nous sommes regroupés devant Floyd Brooks, qui était couché dans un vaste lit près duquel il y avait une bouteille de gin. Floyd nous offrit des voeux de Noël chaleureux, en disant qu’il avait suivi notre escapade aux différentes unités du régiment et qu’il avait cru que nous l’avions oublié. Le Major Brooks avait un grand cœur et nous accueillit avec chaleur. On a sorti et rempli les verres, et tous les quatre assis au pied du lit de Floyd, nous avons trinqué. Il devait être près de deux heures dans la nuit, et nous n’aurions pas dû être sur la route car habituellement, à cette heure de la nuit, les obus volaient au-dessus de nous. Mais cette nuit-là, les canons, les nôtres comme ceux de l’ennemi, se taisaient en cette veille de Noël. Nous avons donc souhaité au Major Brooks une bonne nuit et un joyeux Noël. Puis nous avons retrouvé nos positions de pièces et nous nous sommes préparés pour le repas de Noël.

Cette journée de Noël s’est déroulée paisiblement. La plupart des artilleurs pensaient à la maison, aux êtres chers et ils tentaient de se tenir le cœur au chaud. Mais en ce jour de Noël, notre cuisinier, avec la complicité du fermier italien, nous prépara un repas magnifique qui surpassait tout ce que nous avions eu depuis longtemps. Les poulets, la dinde et le pain, grâce au vieux four extérieur en pierre, étaient cuits à la perfection. Il y avait des tablettes de chocolat additionnelles et une bouteille de bière, de la vraie bière canadienne, pour chacun des artilleurs. Je me demandais quelle quantité de cette bière avait disparu dans le chargement puis le transport par bateau, et je me fis la réflexion que le personnel de notre propre quartier-maître en avait probablement bu une bonne quantité. Il n’était pas fréquent que les artilleurs puissent se régaler d’une bière canadienne. Si je me souviens bien, les différentes équipes d’artilleurs faisaient la queue pour avoir leur repas, et celui-là fut succulent. Pour terminer cette mémorable journée, il y avait des lettres du pays. Certaines de ces lettres étaient datées du mois d’octobre, d’autres de la fin novembre, et quelques-unes même du début décembre. Peu importe la date où elles avaient été écrites, nous étions heureux qu’elles nous parviennent.

Après Noël, je me rendis au poste de commandement de la batterie et, puisque je n’avais pas pris un seul verre d’alcool de toute la journée de Noël, j’ai ramassé la bouteille de Vermouth et, en route, j’ai pris quelques verres de ce vieux vermouth. Un garde du corps m’accompagnait pour veiller sur moi et faire en sorte que je revienne sain et sauf. C’était nul autre que Lou Gravem, qui ne laisserait pas le patron se risquer seul sur la route. En arrivant au poste de commandement de la batterie, des hommes jouaient. Je ne suis pas vraiment un amateur de poker, mais j’avais quelques lires et j’ai joint le groupe de joueurs. J’ai eu une chance incroyable et j’ai gagné beaucoup de lires. Tout cet argent militaire alliée que je gagnais… Lou entassait l’argent militaire alliée dans la veste de mon uniforme en disant que je devais la cacher et continuer à jouer avec les lires italiennes. À mesure que la partie se déroulait, je ressentais la chaleur de cet excellent vermouth que j’avais bu auparavant et je jouais de façon téméraire, obtenant un carré, relançant toutes les mises parallèles et, coup pratiquement impossible, obtenant bientôt un autre carré! Rapidement, j’avais gagné tout l’argent, et Lou me dit qu’il était temps de partir avant de tout perde ce que j’avais gagné. Pendant le retour, nous comptions l’argent gagné puis, une fois revenus à nos quartiers, nous sommes allés nous coucher.

Le lendemain, c’était jour de ration du Navy Army Air Force Institute [NAAFI, un autre truc que les Britanniques avaient trouvé pour avoir le monopole des fournitures vendues aux Canucks]. La plupart des gars n’avaient plus d’argent alors vous pouvez vous imaginer ce que j’ai fait de l’argent que j’avais gagné… Facilement gagné, facilement dépensé, et les gars ont pu avoir le savon et tout ce dont ils avaient besoin, et bientôt je n’avais plus d’argent. Mais le temps que cela avait duré, j’avais eu du plaisir.

Les derniers jours de 1944, il y eut quelques mouvements de troupes. Notre dernière mission de l’année, vers notre droite, fut d’appuyer l’attaque afin de repousser l’ennemi loin de ce vaste cours d’eau qu’est le lac Comacchio. Une fois cela fait, nous avons poursuivi notre avancée dans la région de Mezzano. Sur la route, je me souviens de cette immense raffinerie de sucre le long de la route. Imitant les soldats du Westminster Regiment quelques semaines plus tôt, un de nos artilleurs s’est installé à un canon ennemi que nous avions capturé et a commencé à tirer sur les leviers et les manettes et du coup, un obus est parti dans un bruit assourdissant. Notre artilleur, comme le soldat du Westminster auparavant, est sorti du véhicule les oreilles écorchées par le bruit, et chanceux de ne pas avoir été blessé par le recul du canon. On n’a jamais su où l’obus était tombé.

Au premier jour de la nouvelle année, je me suis rendu à Ravenna pour faire réparer une de mes dents. Je roulais sur une route près de Piangipane où je devais m’arrêter pour saluer une famille italienne qui nous avait préparé des spaghettis. Je roulais en pensant qu’ici, en retrait du front, cette première journée de 1945 était magnifique. Tout à coup, ma moto a frappé une série de trous d’obus, puis s’est mise à rebondir sur la route et je fus alors rapidement projeté dans les airs puis je m’écrasai au sol en me tordant le bras gauche. J’étais certain que mon bras était brisé. Mon pantalon était déchiré au genou et un gros morceau de peau pendait. Il n’y avait personne dans les environs, alors j’ai repris mes esprits et je me suis relevé en tentant de voir si j’avais des fractures et si ma moto était en état de marche.

Une aile de la moto était cabossée, le phare avant était tordu et j’ai pu le remettre en place. J’ai appliqué un pansement d’urgence, remis la moto en marche et j’ai continué ma route vers Piangipane. Je me suis arrêté à la maison de la famille italienne, où on a nettoyé ma plaie au genou et retiré un morceau de bitume qui s’y était logé. La Mamma de la maison a réparé mon pantalon puis, une fois la moto bien vérifiée, j’ai pu reprendre la route vers Ravenna pour voir le dentiste.

En arrivant au camion où était installé le dentiste, je l’ai aperçu qu’il dormait derrière sur son lit de camp et j’ai frappé à la porte. Il avait passé le jour de l’An à boire du vin et n’était pas dans un état pour travailler. Je suis ressorti et j’ai vu un peu plus loin le bureau d’un dentiste qui me semblait être le dentiste attitré des Princess Louise Dragoon Guards, alors je m’y suis rendu dans l’espoir qu’il puisse réparer ma dent. Six ou sept hommes attendaient en ligne. En me voyant, il m’a demandé : « Arrivez-vous du front, sergent-major? » J’ai répondu que oui. « C’est bien, a-t-il dit : vous êtes le prochain à passer sur la chaise. » « Mais ces hommes qui attendent », dis-je? Il dit que ceux-là, il pouvait les voir n’importe quand. Il a réparé ma dent, et c’était ma première visite chez le dentiste en 23 ans d’existence. Cette nuit-là, j’ai dormi chez une famille des environs, puis je suis reparti vers Mezzano.

Mezzano, Italie, janvier 1945. Pendant que j’effectuais ma visite au dentiste en ce premier jour de l’année, nos troupes furent étonnées de voir arriver une escadrille de chasseurs bombardiers de l’armée américaine survoler un pont dans la région où nous étions et tenter de le bombarder. Ils devaient plutôt tenter de détruire une route et un pont situés plus au nord. Ils avaient dû mal lire leurs cartes. Mais finalement, même après avoir subi ce bombardement, le pont était intact et personne n’avait été blessé.

Le 4 janvier, on nous apprit une tragique nouvelle : le Sergent suppléant Floyd Burton et l’Artilleur Cowan ont été tués à une intersection près de Mezzano, et l’Artilleur Spink, lui, fut gravement blessé. On nous a dit qu’il s’agissait d’un accident de la route, mais sans donner plus de détails. Floyd était bombardier au sein de la troupe Fox, puis il avait obtenu une promotion et s’était joint à la 60e Batterie. On ne nous a donné aucun détail sur l’accident. Dans cette région, nous avions appuyé les troupes dans leur tentative de libérer le secteur situé au sud de la rivière Senio et ce secteur devait constituer notre passage pour le reste de l’hiver.

Pendant que nous étions installés sur ces positions, des chauffeurs de la troupe Fox étaient stationnés à une maison en bordure de l’autoroute no 16 au sud de Mezzano, à moins d’un demi-mille de la position de la troupe Fox. Les chauffeurs devaient donc marcher cette distance pour se rendre à la troupe Fox y prendre leurs repas. J’ai remarqué que les chauffeurs arrivaient souvent en retard aux repas et même que certains ne s’y présentaient pas, et aussi que leur tenue générale était loin de satisfaire aux normes habituelles de la troupe Fox. J’ai donc mener une petite enquête pour découvrir une petite distillerie grâce à laquelle ils transformaient le vin déjà très alcoolisé en alcool pur et d’une si belle transparence qu’on aurait dit qu’il dégageait des vapeurs bleutées. 

J’ai téléphoné à Orme qui était au poste de commandement tout près de Mezzano. Je lui ai dit qu’il fallait donner une petite leçon aux chauffeurs et trouver une façon de démanteler l’alambic, et je lui ai demandé ce qu’il en pensait. « Parfait, dit-il, quand est-ce qu’on se rencontre? » Je lui ai donné rendez-vous vers 18 heures à la maison des chauffeurs. « J’y serai », a-t-il répondu.

Bobby Cochrane était le responsable de la distillerie. J’avais en ma possession une pinte d’un cordial à la lime très concentré qui, en y ajoutant de l’eau, pouvait donner à peu près un gallon d’un cocktail puissant de jus de lime, et j’avais aussi trois ou quatre bouteilles de stout Guinness. J’ai avalé quelques œufs crus afin de bien tapisser la paroi de mon estomac pour qu’il puisse résister à ce qui allait suivre. J’étais l’invité des chauffeurs et je leur ai dit que je leur préparerais un cocktail « spécial Bannerman ». Ils ont apporté des verres, et dans chacun, j’ai mis une première couche de cordial à la lime pur [qui était d’une jolie couleur verte]. Par-dessus, j’ai mis une bonne couche de l’alcool distillé, puis une couche de stout, une autre couche de cordial à la lime et j’ai terminé par l’alcool distillé. « Allez, dis-je alors, on se rince le gosier! »

Après que tous aient ingurgité quelques cocktails « spécial Bannerman », les estomacs ont commencé à émettre des bruits bizarres et le nombre de convives autour de la table a commencé à diminuer, mais Orme, lui, tenait évidemment le coup. Nous avons continué de remplir les verres et encore une fois, nous en avons perdu quelques-uns dans la nature. Puis, le téléphone a sonné. C’était le poste de commandement de la batterie : Jack Beckwith voulait qu’Orme revienne tout de suite parce que la ligne téléphonique principale de l’officier observateur s’était rompue. J’ai dit à Orme de demander au Bombardier Beckwith de s’en occuper, car Orme n’était pas en état d’y aller. Mais Orme dit qu’il devait y aller.

Je suis revenu à la table, mais il ne restait que quelques gars encore debout, Curly, Wells et Cochrane. Je suis alors rentré à notre position de pièces. Le lendemain matin, la plupart des chauffeurs étaient au petit-déjeuner. Mais l’incident de la veille n’allait pas les empêcher de faire marcher l’alambic. Mais finalement, l’alambic a explosé, et Wells et Curly verraient désormais à ce que les chauffeurs soient vêtus correctement, qu’ils soient bien rasés et que les véhicules soient bien entretenus. Ils ont tenu parole et plus jamais je n’ai eu à intervenir auprès de ces garçons finalement sympathiques.

Le coup de fil de Beckwith à Orme était en fait un faux appel d’urgence uniquement destiné à rappeler à Orme qu’il devait se tenir prêt à intervenir en cas d’urgence.

Mezzano, Italie, janvier 1945. La position de pièces de Mezzano était relativement calme et les bombardements rares. Mais notre infanterie eut quelques moments passablement angoissants. Comme un simple mur séparait le secteur contrôlé par l’ennemi et le nôtre, les gars de l’infanterie furent la cible de nombreux tirs de mortiers. Les gars avaient trouvé des moyens ingénieux de se défendre, comme de fabriquer une fronde géante avec deux poteaux et une vieille chambre à air et de lancer des mines antichars. Une autre façon de faire consistait à s’approcher avec un canon antichar de 17 livres et de tirer à travers le mur.

À la position de pièces que nous occupions, je dormais à l’étage dans un grand lit. Je savais bien que ce n’était pas une bonne idée de dormir à l’étage, mais comme c’était le grand luxe. Une nuit, j’ai été réveillé brusquement par le bruit d’un obus sifflant au-dessus de ma tête. Il y eut plusieurs obus, tous passant bien au-dessus de la maison. Mais je me disais que le tireur allait bien finir par abaisser son tir et envoyer un obus directement sur nous. Le canon était probablement un canon sur rail et j’y portais attention, mais le lit était confortable et la nuit était glaciale, alors j’ai attendu et finalement, les tirs se sont arrêtés.

Le lendemain matin, on nous informa que les tirs de la veille avaient atteint l’échelon arrière et que le Capitaine White, un dentiste canadien, avait été tué. Il fut le seul dentiste à perdre la vie durant la campagne d’Italie à la suite à un tir ennemi. Aussi, ce fut probablement la seule fois que notre échelon arrière fut bombardé.

Juste avant Noël, Elmer Applegren et Mickey Lalonde, deux drôles de personnages, devaient se rendre au poste d’observation pour récupérer un officier de liaison italien. Elmer et Mickey avaient piqué du rhum et ils étaient tout à fait prêts à affronter le froid hivernal. En revenant avec l’Italien, l’un dit à l’autre : « On dit que les Italiens sont de bons danseurs et de bons chanteurs… » Alors, ils arrêtèrent la jeep, ordonnèrent à l’Italien d’en descendre et lui dirent « Allez : chante et danse pour nous! ». L’officier italien connaissait très mal l’anglais, mais il n’eut pas de mal à comprendre ce que les deux militaires alliés lui demandaient lorsqu’ils prirent leur mitraillette Thompson et se mirent à tirer à ses pieds.

Craignant pour sa vie, l’officier se mit à sautiller au beau milieu du champ pendant que nos deux compères continuaient de tirer tantôt au pied de l’Italien, tantôt au-dessus de sa tête. Encore une fois, Applegren et Lalonde s’en sont tirés, et je suppose que l’officier italien n’a pas rapporté la chose pour ne pas créer d’incident diplomatique. Peu après, la division italienne de Crémone s’est amenée à la ligne de front, et nous avons retiré nos canons environ un mille plus en arrière.

Il y avait à peu près l’équivalent d’une brigade italienne équipée avec des véhicules et du matériel britannique. Doug Weir, un officier d’observation, avait aidé à la formation des Italiens et avait constaté que les plans de stratégie défensive avaient été conçus de façon que les Allemands ne puissent répliquer avec une solide contre-attaque. Doug avait eu quelques sueurs froides lorsqu’il était avec les Italiens et il se rappelait que ceux-ci avaient changé à quelques reprises leurs troupes aux positions avancées. Les Italiens croyaient qu’ils devaient réagir dès qu’un bruit suspect se produisait dans les parages. Un jour, entendant un bruit dans les buissons, Doug demanda qu’on fasse un tir rapproché, craignant que l’ennemi ne prépare une contre-attaque. Une vache est tombée, secouant un buisson. Pas de contre-attaque donc, mais une vache un peu trop bruyante… qu’on avait fait taire pour de bon.

Le jour où les Italiens devaient arriver dans notre secteur, nous avons reçu l’ordre de nous retirer vers les positions arrière. Nous avons bougé une troupe à la fois et les hommes creusaient de nouveaux trous à canon avant que l’on puisse déplacer les canons. Ce jour-là, j’ai eu accrochage avec un artilleur, Charleston. Le Sergent Humble m’informa que Charleston n’était pas à sa position de pièces et qu’on ne l’avait pas vu aider ses camarades pour déménager les positions ou creuser les nouveaux trous à canon. J’avais l’intuition que Charleston était resté à la position que nous devions quitter. Je m’y suis rendu et j’ai effectivement trouvé Charleston, qui avait pas mal bu, en compagnie des civils italiens. Notre troupe était renommée pour la discipline de ses hommes. J’étais furieux contre Charleston qui n’avait pas suivi ses camarades et qui avait bu pendant qu’il était en devoir.

Nous avons échangé quelques mots bien sentis, et il m’a alors accusé de faire preuve de favoritisme avec certains membres de la troupe. À l’intérieur de moi, je bouillais, car il me semblait que je m’étais toujours fait un point d’honneur de traiter tout le monde sur le même pied. Je n’étais certes pas assez stupide pour traiter certains hommes mieux que d’autres. J’ai gardé mon calme, et je lui ai demandé de me dire en quoi j’avais favorisé certains hommes. Il répondit que j’avais autorisé l’équipage du char, les transmetteurs et le chauffeur à prendre des heures supplémentaires pour faire leur lessive et se reposer le lendemain de leur retour du poste d’observation.

L’équipage d’observation avait dû se terrer dans son char pendant des jours sans pouvoir en sortir pour s’aérer un peu, les gars en étant réduit à faire leurs besoins dans des boîtes de conserve qu’ils vidaient par une trappe située au fond du char. Le char avait été entreposé dans une remise où s’abritaient des moutons, quelques chèvres et plusieurs poules. Les Allemands avaient découvert le repaire et nos hommes avaient alors subi de terribles bombardements qui avaient tué les moutons, les chèvres et les poules. Cela s’était passé non pas en janvier, mais plutôt en août alors que les temps étaient particulièrement difficiles. Charleston m’en tenait rigueur depuis quelques mois.

Les civils italiens qui assistaient à notre dispute espéraient que Charleston et moi quittions les lieux. Quoi qu’il en soit, j’ai réussi à calmer Charleston, à l’installer derrière moi sur ma moto puis à le déposer à un trou de canon où le Sergent Humble lui remit une pelle et lui demanda de creuser avec le reste de l’équipe. J’aurais pu déposer des accusations contre Charleston, mais nous étions à court d’hommes et de toute façon, il était revenu à la raison alors pour moi, l’affaire se termina là. Plus tard, j’ai reparlé de cet incident avec Charleston et je lui ai expliqué les raisons pour lesquelles j’avais donné à l’équipage du poste d’observation cette journée de congé. Peut-être que je n’avais pas géré la situation à la satisfaction de tous, mais mes intentions étaient bonnes. J’ai défendu les artilleurs et j’avais le sentiment de ne pas avoir favorisé qui que ce soit.

C’était la première fois que nos canons étaient installés dans les positions arrière. La division de Crémone semblait avoir quelques difficultés avec les Allemands, d’autant plus que ces derniers se rendaient compte qu’ils faisaient maintenant face aux Italiens.

Nous étions maintenant dans une meilleure position pour recevoir nos fournitures et notre équipement et pour résister aux contre-attaques. Le jour où nous nous sommes installés, il neigeait. Des flocons gros comme des plumes tombaient, ballottés par la brise légère. Même dans les meilleures conditions, creuser les trous à canon n’était déjà pas une partie de plaisir, alors creuser dans un sol à moitié gelé et par une telle humidité, c’était terrible.

Le Sergent Sid Robertson était un pique-assiette de première classe. Pendant la tempête de neige, Sid pensait que ce serait bien d’avoir du rhum pour son équipage et tout le reste de la troupe. À cette période, une unité britannique était en déplacement dans le secteur où nous étions. Sid comprit que l’occasion était belle, il se rendit jusqu’au convoi britannique et demanda à parler au colonel. Robertson, un simple sergent canadien, sortait de la tempête et demandait au premier officier qu’il rencontrait où était son colonel. Quelque peu choqué de l’effronterie de ce Canadien, l’officier britannique répondit que le colonel était tout en avant de la troupe. Sid remercia l’officier et le salua.

Sid marcha jusqu’à l’avant du convoi, trouva le colonel britannique, le salua et lui serra la main. Quelques secondes plus tard, tous deux fraternisaient et s’appelaient par leurs prénoms respectifs, au grand étonnement des officiers britanniques qui assistaient à la scène. Un de ces officiers était un major que les autres officiers appelaient Lord. C’était un membre de la noblesse britannique et il portait un magnifique pantalon et des bottes hautes et étincelantes. Il ne semblait vraiment pas à sa place dans la neige et les routes boueuses.

Le colonel demanda à Sid s’il pouvait faire quelque chose pour lui. Sid répondit dans l’affirmative : « Vous voyez là-bas, dans ce champ, ces artilleurs qui creusent leurs trous à canons? Ils sont trempés jusqu’aux os. Je me demandais si je ne pourrais pas leur trouver un peu de rhum ». Le colonel répondit : « Absolument, Sid! Avez-vous un contenant dans lequel nous pourrions mettre ce rhum? Sid répliqua : « Par chance, j’ai justement deux bouteilles d’eau dans la poche de ma tunique. » Le colonel demanda alors au major (le fameux Lord) d’accompagner son ami Sid jusqu’au camion de ravitaillement et de remplir les deux bouteilles d’eau de rhum. Sid est donc revenu à notre position avec le rhum. Plus tard, alors que le convoi britannique s’était arrêté pour la nuit, Sid y est retourné et a piqué un autre plein gallon de rhum sous leurs yeux.

Nous étions très jeunes. C’est entre soldats que nous apprenions à devenir adultes. Nous étions ensemble 24 heures par jour, le danger et le plaisir s’entremêlant, mais nous nous rappelons maintenant beaucoup plus les bons moments que les mauvais. La camaraderie qu’il y avait entre nous est quelque chose que seuls ceux qui l’ont vécue peuvent ressentir.

À notre position de pièces près de Mezzano, nos troupes avancées, nos officiers d’observation et tout notre personnel ont eu des journées particulièrement stressantes, à cause du rationnement des munitions. Nous ne pouvions tirer sur des cibles qui avaient déjà été visées quelques jours auparavant. Mais aux positions de pièces en ce mois de janvier, nous n’avions pas subi beaucoup de bombardements et les pertes avaient été minimes.

Le 23 janvier, le régiment reçut l’ordre de se retirer de ses positions qui devaient alors être occupées par le 2e Régiment de l’ARC. Nous avons retiré nos canons et, alors que soufflait la tempête de neige, nous avons pris la route en direction de Cattolica. J’étais sur ma moto et je faisais ma part du travail qu’il y avait à faire. Il faisait un froid sibérien. J’avais accumulé les couches de vêtements et malgré cela, il faisait très froid sur la route.

Tout à coup, le convoi s’est arrêté. Orme Payne, Bassham et, si ma mémoire est bonne, Jack Beckwith, étaient sortis de leur véhicule. La route était glacée et j’ai fait glisser ma moto sur le côté à leur hauteur. « Les gars, je me suis fait mordre par un serpent! » ai-je dit. « Où? », ont-ils répondu en chœur. « En plein dans le dos », ai-je poursuivi. Ils savaient que j’avais une bouteille de rhum dans une gaine de cuir et alors, ils n’ont pas perdu de temps : ils ont déboutonné ma veste et fouillé pour trouver le rhum. Le rhum, on le sait, est excellent dans les cas de morsure de serpent et alors, debout dans la neige, nous avons partagé la bouteille de rhum.

Le convoi s’est remis en route. Nous n’avions pas fait un demi-mille qu’un homme dans un camion me fit signe de m’arrêter. Quelqu’un avait décidé que, si les routes devaient devenir plus glacées, les motos risquaient d’être endommagées. Les motos furent en effet chargées dans le camion [on se préoccupait des motos, mais pas des motocyclistes]. Je suis donc monté avec le Lt Alex Ross dans le véhicule du chef de troupe de la troupe Fox. C’est le bombardier Bob Cochrane qui en était le chauffeur. C’est un petit camion britannique Bedford, vieux et qui, en guise de pare-brise, n’avait qu’une pièce de toile qui nous arrivait au menton. Tant le Lt Ross que Cochrane étaient frigorifiés et ne se gênaient pas pour le crier haut et fort. Je répondis qu’en ce qui me concernait, je ne ressentais pas du tout le froid et que j’étais bien heureux d’être dans ce camion plutôt que sur ma moto. Cette remarque me valut la réplique suivante d’Alex Ross : « Sergent-major, à votre haleine, je peux comprendre que vous ne ressentiez pas le froid. » Sur ces mots affectueux d’Alex, je me suis endormi. Il n’y avait aucun besoin que nous soyons trois à surveiller la route… Prochain arrêt : Cattolica.

Le régiment est arrivé à Cattolica en fin de soirée et un détachement précurseur nous y attendait pour nous indiquer où nous devions stationner nos canons et nos véhicules et où nous devions loger. Comme il y avait des cuisiniers au sein du détachement précurseur, nous avons pû manger dès notre arrivée.

La 76e Batterie était cantonnée dans une prison. Aucune des maisons dans lesquelles nous étions logés n’avait de fenêtre ni de carburant avec lequel nous aurions pu faire du feu. Au moins, elles ne laissaient pas entrer la pluie. Imaginez : vous arrivez quelque part, il y a une terrible tempête de neige et alors quelqu’un du groupe vous montre un vieux bâtiment sans fenêtres et sans portes et vous annonce : « C’est ici ! ». Les Canadiens sont reconnus pour être plutôt débrouillards et nous avons rapidement installé des bâches. Si l’endroit devait être notre résidence, aussi bien qu’il soit confortable. Je connaissais un ancien combattant de la Première Guerre mondiale qui affirmait que peu importe le confort d’une baraque, un bon soldat arrive toujours à vaincre l’adversité et à organiser son confort.

Rapidement, nous avons sorti les gravats de quelques-unes des chambres, avons installé nos sacs à péter sur le sol de béton et allumé des chandelles. Bientôt on n’entendait plus que les calmes ronflements de la troupe, qui hors de portée de l’ennemi, n’avait qu’à braver les imtempéries. Nous avons mis un jour ou deux à nous installer. Nous avons aménagé le mess des sergents. C’était l’endroit où nous pouvions nous retirer, ce qui faisait bien l’affaire des artilleurs qui pouvaient enfin se retrouver entre eux sans que l’on soit constamment derrière eux.

Un soir, alors qu’il était au mess des sergents, le Sergent-major Chuck Savin reçut un visiteur du 11e Régiment de campagne de l’ARC. Il s’agissait de la force permanente attachée à notre unité et au 11e Régiment. Chuck et son visiteur discutaient d’un sergent-major nommé Windy Bill. Le visiteur racontait que ce Windy était un arnaqueur de haut niveau qui se rendait dans le No man’s land pour attraper des cochons, des dindons, des vaches et tout ce qu’il pouvait prendre. Il poursuivit en racontant que Windy s’était aventuré un peu trop loin dans le No man’s land et que des Spitfire du Windsor avaient confondu son camion avec un camion allemand et avaient ouvert le feu et détruit son camion. Windy avait dû rentrer à pied. Aucune accusation n’avait été portée contre lui. Puis il dit qu’il croyait que cette dernière escapade de Windy avait eu des conséquences. « Comment cela? » demanda Chuck. Un jour, Windy roulait devant les Cape Breton Highlanders et fut subitement la cible de tir de mortier et de mitraillettes. Ne voulant pas perdre un autre camion, ni sa cargaison de poulets, il a foncé à travers Mezzano et a embouti un camion de 1 500 q appartenant à une autre unité, tuant deux ou trois camarades canadiens.

Orme et moi-même savions maintenant qui était le bâtard responsable de la mort de nos amis Floyd Burton et l’Artilleur Cowan, et d’avoir presque tué l’Artilleur Spink. Cela nous avait ébranlés et Chuck Savin, à l’expression de notre visage, comprit comment nous nous sentions. Tous, nous nous fîmes la réflexion que, si on se retrouvait un jour en présence de ce Windy, nous aurions deux mots à lui dire. La guerre est une chose étrange. Le 4 janvier 1945, Floyd et Cowan avaient été tués à moins d’un mille de l’endroit où nous étions et jamais on ne nous avait dit ce qui était arrivé ou qui était le chauffeur de l’autre véhicule impliqué dans l’accident. Avant de mourir, Floyd avait été transféré à la 60e Batterie et j’imagine que personne n’avait pensé de nous informer de sa mort. Quelques semaines plus tard, j’ai vu ce Windy dans un camp de transit à Leghorn, en Italie, mais je n’ai pas eu l’occasion de lui parler. C’était un homme de très grande taille. Il avait été policier à Toronto, et il était intimidant et avait une grande gueule. Il ne serait jamais le bienvenu dans notre régiment.

Au début du mois de septembre, nous étions en détachement précurseur. Puisque pour nous la guerre se déroulait bien, nous étions toujours en mouvement. Un jour, je dirigeais la circulation lorsque je vis des chars surgir sur la route devant nous. En arrivant au carrefour suivant, j’ai vu le personnel médical embarquer un homme de pointe de la prévôté dans l’ambulance.

Nous étions tous arrêtés et à quelques centaines de verges à notre droite, les Allemands bombardaient des bâtiments avec une force de plus en plus grande. Dans le convoi derrière lequel je me trouvais, il y avait des chars et la poussière et les émanations des chars me brûlaient la figure. Je me suis rangé sur le côté jusqu’à ce que les chars soient passés. Puis, dans la suite du convoi, il y avait les véhicules du 8e Régiment de campagne de l’ARC, et je vis alors, étendu à l’arrière d’un petit camion, Cliff Gillespie, qui avait d’abord été membre de la toute première 76e Batterie et qui avait été promu sergent. Cliff avait toujours aimé roupiller et je le constatais encore une fois, malgré qu’il ait été recouvert, je le jure, d’au moins un demi-pouce de poussière. Dans le véhicule suivant, il y avait deux sergents des services de renseignement. J’ai regardé la carte qu’ils avaient en leur possession, puis j’ai remonté la route jusqu’au carrefour que j’avais croisé quelques minutes plus tôt et je vis le personnel médical qui sortait un autre agent de la prévôté du fossé.

Les Allemands savaient certainement où se trouvaient les carrefours et ils s’arrangeaient pour y lancer leurs plus grosses charges explosives. Alors que j’attendais pour traverser le carrefour, un autre obus, ou peut-être même quelques-uns, explosèrent tout près. J’ai poursuivi ma route vers notre position de pièces. De là, j’observai les obus tomber juste là où était notre détachement précurseur. Personne ne fut blessé, mais la troupe avait été sérieusement secouée.

Nos canons sont arrivés, les trous à canons étaient creusés et nous avons mangé. J’avais maintenant du temps pour jeter un coup d’œil aux bâtiments qui nous entouraient. Un des bâtiments avait certainement été une banque puisqu’il y avait des centaines de coffrets de sûreté qui étaient ouverts et saccagés. Je n’ai vu aucun billet de banque, mais partout des documents juridiques.

Le poste de commandement de notre troupe était un simple trou creusé dans le sol, mais il était suffisamment grand pour y loger tout le personnel du poste, soit le Lt Alex Ross et son adjoint Don Bulloch ainsi qu’un transmetteur. Le poste de commandement était recouvert d’une toile goudronnée, plus pour camoufler la lumière que pour protéger de la pluie, car la saison était extrêmement sèche. J’avais creusé ma tranchée environ 50 ou 60 pieds derrière le poste de commandement. Les tracteurs d’artillerie étaient derrière les bâtiments, environ une centaine de pieds derrière moi.

Tout semblait bien aller et, comme il commençait à se faire tard, j’ai installé ma tente. Je suis un bon dormeur et je me suis fait la réflexion qu’une fois endormi, plus rien ne pouvait m’arriver. Je dormais profondément, puis je me suis réveillé en sentant qu’un poids me retenait au sol. Qu’est-ce que cela pouvait bien être? C’était la pluie. Il avait plu, le toit de ma tente s’était affaissé et il y avait environ six pouces d’eau par-dessus moi qui me retenaient au sol. Pas une seule goutte n’avait pénétré mon sac à péter, mais il n’était pas évident de sortir de là et de sauver mes vêtements, d’autant plus que j’étais nu. Je savais qu’il me fallait sortir de là rapidement, sinon je me retrouvais dans la flotte alors je me suis glissé vers le bout de la tranchée, puis dans un seul mouvement, j’ai sauté à l’extérieur en tirant mon sac à péter et mes vêtements. Et maintenant? J’ai trottiné, tout nu, jusqu’au poste de commandement en traînant mon sac de couchage et mes vêtements.

L’entrée du poste de commandement était très glissante et bien sûr, j’ai glissé et me suis retrouvé tout nu les quatre fers en l’air aux pieds du Lt Ross. J’étais maintenant totalement réveillé. J’ai pris une couverture pour me couvrir et j’ai passé le reste de la nuit à raconter aux gars du poste de commandement des histoires de jeunesse. Je suis certain qu’ils auraient bien aimé que je me la ferme pour pouvoir se reposer un peu. Il me semble bien qu’Alex Ross était le seul officier de troupe à cette époque. Notre officier à la position de pièces, malade, avait été évacué du front et Alex était donc à la fois notre officier de pièces et notre chef de troupe. Lorsque je suis sorti de mon abri, Alex Ross était en train d’écrire à une fille au pays et ne savait pas trop quoi lui raconter, mais mon arrivée l’a certainement inspiré puisqu’il a terminé rapidement la lettre.
Italie, Cattolica, janvier 1945. Nous n’étions à Cattolica que depuis quelques jours lorsqu’un soir Sid Robertson me dit de venir le rejoindre et d’apporter ma tasse. Je lui ai demandé pour quelle raison je devais apporter ma tasse. Sid répondit : « Tu poses trop de questions! », alors j’ai pris ma tasse et je me suis rendu à la maison du quartier général de la batterie en compagnie de Sid. Lorsque nous sommes entrés dans la maison, il y avait le Bombardier Mickey Lalonde et deux autres types à l’air un peu coupable qui tentaient de dissimuler quelque chose. Alors Sid a dit : « Où est-ce que c’est ? ». « Où est quoi ? », dit un des types. Sid répondit : « Le rhum, idiot, le même rhum que tu étais en train de boire ». On sortit le rhum, tout un gallon de rhum dans une cruche en pierre. Nos tasses étaient prêtes…

Par cette nuit froide, quelques lampées de cette délicieuse boisson réchauffaient son homme, puis nous étions prêtes à aller nous coucher. Sans dire un mot, Sid m’a poussé vers la porte. Je me demandais pourquoi. Il m’a placé un gallon de rhum dans les mains. J’étais là, dehors, en possession d’un gallon de rhum. Quelques instants plus tard, Sid ressortit avec un autre gallon. Nous  avons repris la route.

Nous nous sommes arrêtés pour prendre chacun une tasse de rhum. La façon classique de manipuler ce type de cruche est d’enfiler un doigt dans l’anse située au haut de la cruche, de balancer la cruche par-dessus l’épaule puis de verser le rhum. La route où Sid et moi marchions était très glacée. Sid portait la cruche et il s’est arrêté pendant que je tenais ma tasse pour qu’il y verse du rhum. J’ai reculé vers l’arrière et Sid s’est avancé, renversant une bonne quantité de rhum sur la chaussée glacée. L’air très sérieux Sid dit : « Gordie, penses-tu que nous avons assez de rhum? » J’ai répondu : « Bien sûr… à la maison après tout, nous ne sommes que 14 ». Sid dit : « Non, il n’y en a pas assez. Je retourne chercher un autre gallon. » Il était bien décidé. J’ai donc pris les deux gallons, j’ai repris la route vers la maison, j’ai donné du rhum à tout le monde je me suis mis au lit.

Sid est revenu avec un autre gallon et les autres sergents sont littéralement « tombés » dans le rhum. Le lendemain matin, certains gars avaient l’air quelque peu coupables. Sid et un autre sergent, Lorne Gillespie, n’ont tout simplement pu faire l’appel, en raison d’un « mystérieux » malaise. Sid était tout un personnage, un profiteur, un être libre qui n’acceptait aucune attache, il était plus âgé que nous et il avait des nerfs d’acier. Il avait su que son plus jeune frère, membre de l’aviation, était porté disparu. Il dit alors qu’il n’aurait jamais dû être si dur avec son cadet alors qu’il le faisait travailler à la mine durant l’été pour payer ses études. Sid s’en voulait et se sentait coupable de tout ce qui était arrivé à son frérot. J’ai tenté de le consoler mais c’était peine perdue. Sid avait simplement besoin de laisser sortir la vapeur. En un sens, le fait qu’il ait choisi de se confier à moi signifiait qu’il me considérait comme son ami. En réalité, le jeune frère de Sid a survécu à la guerre et plus tard, nous avons célébré la chose.

La Belgique et la Hollande
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