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Les mémoires de Gordie Bannerman

Passer à l'action en Italie

Nous sommes arrivés au quai de Liverpool le 26 octobre 1943 et les troupes n'ont pas mis beaucoup de temps pour monter à bord du navire John Ericsson. C'était un paquebot allemand qui avait été saisi dans le port de New York au début de la guerre et converti pour le transport de troupes. On nous a dit que notre destination était l'Irlande, mais si nous avions prêté l'oreille aux gens dans la rue et autour du quai, nous aurions bien deviné que nous n'allions pas en Irlande. Les gens disaient des choses comme « Flanquez-leur une volée, Canada » et « Revenez sains et saufs ». Oui, les civils étaient mieux informés que nous. Nous avons embarqué, tous nos effets personnels sur le dos, laissant camions et canons derrière nous. Quel dommage! Toute l'attention et le soin que nous avions portés à ces canons. Les abandonner, c'était comme abandonner des proches, car, pour des artilleurs, les canons sont synonymes de famille. Ça peut sembler bizarre pour certains, mais c'est ainsi que sont faits les artilleurs.

J'ai été affecté à une couchette dans une section du bateau qui devait bien compter de cent quatre-vingts à deux cents sergents. En peu de temps, les dés « crown and anchor » sont sortis, les parties de poker ont été organisées et les dés se sont mis à rouler. Il ne manquait jamais de gars entreprenants, toujours prêts à mettre leurs mains sur la paie de leurs camarades. C'est ainsi qu'a débuté notre voyage vers l'Irlande. Nous avons descendu le fleuve Mersey en direction de la mer d'Irlande et, à mesure que nous remontions la côte de l'Irlande, des vaisseaux s'ajoutaient au convoi. Puis, nous avons fait demi-tour en direction sud-ouest et avons passé la pointe sud de l'Irlande. Ce changement de cap était différent de ce qu'on nous avait dit. Nous avons maintenu ce cap si longtemps qu'une rumeur circulait selon laquelle nous allions aux États-Unis chercher de l'équipement. Bientôt, on nous a fait prendre des comprimés de mépacrine et on nous a fait des exposés sur la malaria.

Navire de transport de troupes John Ericsson.

Au fil des jours, la température se réchauffait. Après avoir navigué longtemps vers l'ouest, le navire a changé de cap, en direction est. On nous a fait d'autres exposés, entre autres sur le comportement des troupes en Afrique du Nord. Jusqu'à présent, le voyage était agréable, on nous servait des rations américaines. La mer durant ces premiers jours était parfaite. Il y avait beaucoup de navires d'escorte et, une fois de temps en temps, des patrouilles aériennes. Je ne me souviens pas s'il y a eu des alertes de sous-marins. C'est probablement le 4 ou le 5 novembre que nous avons contourné Gibraltar. À la tombée de la nuit, nous pouvions apercevoir les villes illuminées de la côte nord-africaine. Quel spectacle après des années de couvre-feu! C'était inattendu et bienvenu.

Nous savions alors que nous faisions route vers l'Italie pour rejoindre la 1re Division canadienne. On nous a présenté des exposés sur le vin italien pour nous expliquer à quel point il était très fort, comparé à la bière et à d'autres alcools. Nous commencions à être excités à l'idée de nous battre pour de vrai. Nous étions jeunes et prêts à affronter l'ennemi sur-le-champ. Durant la soirée du 6 novembre, juste comme notre escorte aérienne venait de nous quitter pour rentrer à sa base, le navire a été touché par une torpille lancée d'un Junker 88. L'aviation allemande était bien synchronisée!

Au commencement de l'attaque, nous avons continué à jouer aux cartes et aux dés. Un farceur ou deux s'amusaient à reproduire le largage des bombes, imitant les longs sifflements suivis du grondement. Tout s'est arrêté quand le gros canon des artilleurs de la marine royale a tiré. Ce canon était une pièce d'artillerie navale montée sur la poupe du John Ericsson. Lorsqu'il a tiré, on aurait dit que le navire au complet avait été soulevé! Les hommes se taisaient. C'était le silence, sauf pour le bruit de la bataille intense qui se déroulait sur le pont supérieur et partout dans le convoi. Quand le signal de fin d'alerte a été donné, nous sommes restés confinés dans nos compartiments, mais Orme Payne, un sergent des transmissions, capable de transmettre et de recevoir en code Morse, était sur le pont du navire étant donné que l'équipage du navire était à court d'un opérateur radio. Orme a été témoin du combat du début à la fin et il a dit que c'était extraordinaire de voir les canons tirer des obus, les avions se faire abattre et les torpilles frapper les navires. Il a raconté qu'une torpille se dirigeait sur le John Ericsson et que tous retenaient leur souffle en attendant l'explosion. Par miracle, la torpille est passée devant la proue et a continué au milieu du convoi sans frapper un seul navire. Un destroyer américain a été frappé par une torpille en plein centre et semblait couler à pic avec tous les hommes à bord.

Orme a raconté que le capitaine du John Ericsson était un type aux nerfs d'acier. Il ne semblait aucunement perturbé par tout ce qui se passait autour et il a continué à donner des ordres d'une voix calme. Quelqu'un lui avait remis un casque d'acier qu'il a porté sans devant derrière durant toute l'attaque. Orme a dit que les avions d'attaque volaient si bas que nos canons avaient du mal à les viser ou que, dans certains cas, il était impossible d'abaisser suffisamment les canons pour tirer dessus. C'est seulement quand un des avions est apparu à l'avant du navire que nos artilleurs ont pu l'abattre. Il s'est écrasé sur la proue du navire qui se trouvait juste devant le nôtre. Le personnel de l'hôpital général no 14 et une centaine d'infirmières militaires ont dû monter dans des canots de sauvetage quand leur navire s'est incliné et a commencé à couler après avoir été frappé par une torpille. Les marins étaient terrifiés. Les infirmières ont saisi les rames et se sont mises à ramer, faisant preuve d'un grand calme et de beaucoup de débrouillardise. Les infirmières ont été recueillies par un autre navire et, comme elles montaient à bord en grimpant dans les filets qu'on leur avait lancés, on pouvait voir, me dit-on, leurs montres et leurs bagues se balancer dans des condoms qu'elles avaient empruntés des soldats. C'était une autre preuve de leur ingéniosité vu qu'une montre était sans doute une pièce d'équipement fort importante pour une infirmière et difficile à remplacer. Je ne pourrais pas dire combien de temps a duré l'attaque, car on perd la notion du temps dans ce genre de situation.

Pour le reste de la nuit, on a mis en service un plus grand nombre de mitrailleuses. On m'a dit qu'après une attaque aérienne, c'était normal, parce qu'on pouvait s'attendre à une attaque de sous-marin. Nous n'avons su que beaucoup plus tard combien de navires du convoi avaient été coulés durant cette attaque. Le jour suivant, toute la journée, les hommes ont été à leur poste de mitrailleuse au cas où il y aurait une autre attaque, mais nous n'avons pas été attaqués ni par un sous-marin ni par des avions. La mer était calme et le soleil brillait quand nous sommes entrés dans le port de Naples, le 8 novembre 1943. Nous arrivions en pays étranger. Dans le port, il y avait un amas de navires coulés, et le chantier naval avait été détruit par les bombardements. Nous avons débarqué du navire dans la soirée pour entreprendre la marche de quatorze milles en direction d'un champ à proximité d'Afragola, Italie.

Avant même de descendre du navire, nous pouvions sentir les odeurs de Naples et, pour tout dire, ce n'était pas une senteur délectable. On nous a indiqué à quelle heure quitter le navire. Il était un peu plus de dix-huit heures quand, lourdement chargés, nous avons commencé la marche à travers les rues malpropres de la ville, des déchets traînant partout, des civils renfrognés et un rat ou deux se faufilant ça et là. Rien pour nous impressionner favorablement, mais un rappel certain de la vision d'enfer qu'offrait Naples, avec ses bâtiments bombardés, des gravats partout dans les rues et des égouts à ciel ouvert. Rien de fameux pour nous souhaiter la bienvenue en Italie.

Navire de transport de troupes entrant dans le port de Naples le 8 décembre 1943.

Je n'avais pas eu le temps de marcher bien loin quand les camions qui faisaient l'aller-retour vers notre nouveau campement sont arrivés. Comme les autres gars de la troupe E, ils m'ont pris à bord et transporté dans le champ qui nous attendait. Nous avons bientôt appris que le village d'Afragola était juste à côté. Certains membres du régiment ont marché les quatorze milles tandis que d'autres ont été transportés dans le champ où des détachements précurseurs avaient bâti des toilettes, une rangée de dix trous profonds sans paravent. Nous nous sommes recroquevillés sur le sol et avons tenté de dormir. Bienvenue en Italie.

Au matin, nous avons vu que nous étions dans un verger qui produisait des fruits de la passion et qui appartenait à des religieuses. Les sœurs se promenaient parmi les gars et conversaient avec eux. Bientôt des gens du village, des hommes et des enfants, sont arrivés dans le campement. Les hommes offraient des services de barbier, les enfants ciraient des chaussures ou vendaient des oranges et des noix. Les « dix trous » étaient très occupés, mais comme il n'y avait pas de paravent, si vous étiez un peu gêné de faire vos besoins en public, vous essayiez d'attendre au moins que les sœurs et les autres femmes s'en aillent.

Nous avons reçu les tentes seulement trois jours plus tard. Au cours de la deuxième nuit passée à la belle étoile, Naples a subi une attaque aérienne. Le barrage de tirs antiaériens déployés par les canons alliés a été un spectacle formidable. Traceurs, obus explosifs et tout le reste. Le problème, c'est que les fragments d'obus antiaériens retombaient dans le champ autour de nous et nous ne pouvions pas nous mettre à l'abri. Nous avons été chanceux, car personne n'a été blessé.

Afragola était une étrange contrée, différente des autres à bien des égards mais mémorable d'une certaine façon. Je pense aux fermiers dans leurs grosses charrettes à deux roues qui partaient travailler à 4 heures du matin, le père à l'avant, tenant les rênes d'un cheval amaigri flanqué d'un bœuf de trait, d'un autre cheval ou parfois d'un petit âne. La mère et les petits, assis à l'arrière, chantaient Figaro, Figaro et le reste de l'opéra. Les fermiers rentraient tard le soir. La raison d'une aussi longue journée tenait au fait que la terre cultivable était rare et qu'il leur fallait parcourir des milles jusqu'à un flanc de colline aménagé en terrasses, pour aller cultiver le lopin de terre que l'État leur avait laissé ou autorisé à exploiter.

Le troisième jour suivant notre arrivée à Afragola, on nous a livré des tentes, toutes fabriquées en Italie, les unes pour abriter la cuisine, les autres réservées aux repas et au mess des officiers. Personne n'en avait jamais monté de pareilles, mais après quelques tentatives, tout était en place. Les soldats, tous grades confondus, ont reçu une minitente, et comme le général Simonds devait passer pour l'inspection, les abris de toile ont été correctement alignés de façon à satisfaire même le plus pointilleux des critiques. La 5e Division blindée canadienne, dont notre régiment faisait partie, avait été placée sous le commandement direct du général Simonds. Il avait plu et seules les tentes du mess offraient encore un abri au sec; en peu de temps, elles étaient surencombrées et l'air ambiant mêlé à l'odeur des uniformes détrempés est devenu irrespirable, si bien que tous ne souhaitaient plus que le retour du soleil. Ceux parmi nous qui avaient connu les camps d'été à l'adolescence se sont mis à creuser des drains autour des tentes, mais rien n'y faisait tellement la pluie tombait à flots. Les couvertures et les vêtements n'ont pu sécher qu'au retour du soleil. Nous étions jeunes et avons survécu. Ça n'était qu'un aperçu de ce qui nous attendait dans un avenir pas si lointain.

C'est ici où nous avons tous commencé à nous demander quand l'équipement, les canons et les camions allaient nous parvenir et à quel moment nous allions voir le feu. La nuit tombée, nous pouvions entendre au loin le rugissement de l'artillerie et apercevoir le reflet des explosions dans le ciel nuageux. Nous étions loin du champ de bataille, mais les soldats de la 1re Division canadienne traversaient alors la rivière Moro, et même plus près peut-être, la 5e Armée du général Mark Clark était en route vers Cassino.

Le général Simonds a procédé à son inspection et nous avons eu droit aux mêmes platitudes B vous formez un excellent effectif, et vous aurez votre part des combats. Simonds a déclaré ensuite que lorsque nous allions devoir nous battre, ce serait à un endroit où la victoire nous était assurée. Ces paroles nous hantèrent jusqu'au 17 janvier 1944.

Où et quand précisément allions-nous recevoir les pièces d'artillerie, là était toute la question, puisqu'un artilleur sans son canon est comme un pilote sans avion. Le moment tant attendu est enfin arrivé, et nous nous sommes tous dirigés, chauffeurs et sergents, mécaniciens et armuriers, à l'endroit où nous attendait le 5e RHA, une unité d'artillerie de la fameuse 7e Division blindée qu'on appelait les rats du désert (The Desert Rats). Nous leur avons rendu visite à quelques reprises, profitant chaque fois de l'occasion pour écouter avidement la moindre petite anecdote des batailles que nous racontaient ces artilleurs d'expérience. J'avais remarqué que le pare-brise du tracteur d'artillerie de mon homologue au sein de cette unité, un sergent-artilleur, avait éclaté. Je voulais savoir sur‑le‑champ s'il avait été la cible d'un tir ennemi. « Oh non, m'a-t-il répondu, je suis grimpé sur le toit du véhicule pour échapper à la chaleur accablante à l'intérieur du tracteur et j'ai fait éclater la vitre en tambourinant du pied contre le pare-brise. » Je savais que si jamais une chose aussi stupide nous était arrivée, on nous l'aurait fait payer ad vitam eternam.

Nous allions prendre possession de cet équipement B j'emploie ici le terme au sens large B dans les prochains jours. Le régiment nous refilait un équipement qui, selon nous, ne valait pas mieux qu'un tas de ferraille : des pneus crevés, de l'équipement sans pièces de rechange, des camions sans bâche, des canons sans couvre-bouche, ni couvre-pièce. On nous avait retiré tout notre bel équipement dont nous avions pris tant soin en Angleterre, et nous héritions à la place de ce ramassis? De quoi navrer franchement. Mais que voulez-vous, nous étions de jeunes soldats canadiens et avions reçu l'ordre de nous rendre à notre prochaine position, la ville de Gravina. Quelques jours plus tard, le reste de l'équipement nous est enfin parvenu grâce à des gars comme nos mécaniciens, notre équipe de dépannage, dont faisaient partie Joe Smith et Bob Heywood. Il n'y avait plus une seconde à perdre pour remettre tout ce fatras en état de marche, canons et tracteurs d'artillerie prêts pour l'action, et tâcher de tirer une certaine fierté de cet équipement qui maintenant nous appartenait.

Avant notre départ de la région d'Afragola, ce petit village avait été déclaré hors limite pour les troupes, quelles qu'elles soient. Mais il arrivait que de temps à autre, quelqu'un parmi notre régiment ou d'autres stationnés à proximité, passe outre à cet ordre, pénètre dans le village et se mette à chahuter. Un soir où justement quelqu'un faisant tout un boucan dans le village, le colonel a ordonné à plusieurs sergents de s'armer de Tommy-guns (mitraillettes Thompson) et d'aller voir ce qui se passait. Si la pagaille était semée par des artilleurs de notre régiment, nous devions les ramener sur‑le‑champ. Je faisais partie des patrouilleurs escortés par le sergent Sid Robertson, un véritable personnage qui avait près de 15 ans de plus que moi. J'étais heureux de partir en mission aux côtés d'un homme pareil.

Les rues d'Afragola étaient jonchées de détritus de tous genres, humains et animaux. Les rats sortaient précipitamment des ordures et vous deviez marcher avec précaution au milieu de la rue pour la simple et bonne raison que les habitants jetaient le contenu de leurs pots de chambre par les fenêtres à l'étage et que, si vous aviez le malheur de vous trouver là, vous le porteriez sur vous. Sid et moi avons cru percevoir des gens qui s'esquivaient furtivement d'une porte à une autre. Les sorties de nuit étaient interdites à l'heure du couvre-feu, et quiconque se trouvait dehors à ce moment-là risquait de se faire tuer. La patrouille a été un succès, et aucun de nos artilleurs n'a été pris en train de rôder dans les rues d'Afragola.

Gravina est une ville du sud de l'Italie, située plus précisément au sud-est de Naples, à environ une heure de Bari sur la côte est. Les hommes de la 5e Division étaient stationnés dans des villes de cette région, notamment Altamura et Matera. C'est à Gravina que nous devions remettre en état notre équipement. Notre régiment s'était installé dans l'école, une bâtisse très moderne où se trouvait ce type de toilette où il faut placer les pieds sur deux empreintes de pas légèrement surélevées dans une cuvette en pente de deux pieds carrés, au centre de laquelle est pratiqué un trou de quatre pouces de diamètre conduisant au système de pompage des eaux usées. Pour ceux qui ne visaient pas juste, il y avait toujours la possibilité de vider le contenu de la cuvette en tirant sur une chaîne actionnant la chasse d'eau. Si vous n'avez jamais eu affaire à 700 ou 800 jeunes hommes, je peux vous dire qu'ils se soucient guère de ce qui tombe dans le drain, ce qui a tôt fait de bouchonner le système. Les pauvres gars responsables des installations sanitaires n'ont fait que pester contre tout ce que la terre pouvait porter qui n'avait rien de mieux à faire que de boucher les toilettes. À Gravina, le régiment dirigeait une maison de mauvaise réputation.

Notre parc d'artillerie se trouvait à proximité de cet endroit, et pendant que nos troupes s'exerçaient, les filles de la nuit venaient s'asseoir sur un banc au soleil. Elles portaient des robes de chambre et sortaient ainsi vêtues pour profiter des chauds rayons. Certains parmi nos gars pointaient la bouche de leur canon vers les filles. Étant du type à se prêter au jeu, elles ouvraient d'un coup leur robe et s'exhibaient toutes nues. Un des officiers a bientôt mis fin au manège en ordonnant aux filles de rentrer chez elles, sous les vives protestations des troupes qui trouvaient la situation beaucoup plus divertissante que les exercices de tir. Il y avait en effet dans tout ça quelque chose d'amusant.

Tous les matins, c'était la même chose. Il y avait d'abord le cortège des tout‑petits aux derrières dénudés qui répondaient à l'appel de la nature en bordure de leur maison, puis arrivaient le gardien de troupeau et ses chèvres. Les femmes guettaient son arrivée et sortaient de leur maison un chaudron ou une cruche à la main. Le gardien stoppait une chèvre dans ses pas et, après avoir placé le chaudron ou la cruche sous la chèvre, la trayait et remplissait le contenant de la quantité de lait requise. Rien de plus frais je vous dis. Nous n'arrivions pas à comprendre pourquoi les civils faisaient entrer un cochon dans la maison le jour, pour l'en laisser sortir la nuit. Nous leur avons posé la question. Le cochon servait d'appât en quelque sorte, il attirait hors du lit poux et vermine.

Le colonel Ralston rend visite au 17e Régiment de l'ARC à Gravina, le 1er décembre 1943.

Nous nous demandions si les canons que nous avions acquis allaient bien fonctionner ou pas. Les tubes étaient-ils usés au point où nous aurions de la difficulté à les calibrer? Tant de choses pouvaient mal tourner avec un équipement qui avait déjà tant servi, mais quoi? Le 8 décembre, on a amené les canons à Fasano, sur la côte adriatique. Le lieutenant Casselman, John Wiebe, Jim Sinclair, Stu Goldstone et le reste de notre section de topographie responsable des observations ont fait les ajustements nécessaires pour chaque canon B les tirs variaient légèrement d'une pièce à l'autre et il fallait absolument respecter la zone de tir lors des prochaines manœuvres avec l'infanterie. Le plan consistait à couvrir l'avancée de l'infanterie par un rideau de feu; nous avions donc tout intérêt à viser juste et à être prudents. Tout compte fait, les choses se sont très bien passées, l'infanterie et l'artillerie ont fait bonne équipe et nous allions pouvoir rentrer à Gravina pour Noël.

Le capitaine Brooks a réussi à trouver des petits extras pour garnir la table : des fruits frais, deux ou trois poulets et un cochon. Sid Robertson a lui aussi été envoyé à la chasse et devait faire rapport de la situation au capitaine Floyd Brooks. Il est rentré les poches bien garnies et il présentait son rapport au capitaine lorsque celui-ci l'a interrompu : « Vous avez trouvé tellement de bonnes choses, excellent travail sergent, mais dites-moi, vous m'avez rapporté quoi? » Sur ces paroles, Sid a tendu le bras derrière lui puis a déposé un canard vivant dans les mains du capitaine en lui souhaitant un joyeux Noël. Nous étions bien loin de chez nous, certes, mais on nous a servi un merveilleux repas et une messe a été célébrée dans la grande église, et cinq ou six cents personnes y ont assisté.

Notre séjour à Gravina tirait à sa fin. Nous y avions passé de bons moments. Nous avons rencontré des familles qui avaient des enfants avec une voix d'or, hors du commun. Et il y avait toujours une « mama » pour nous remplir la panse de spaghettis et qui jetait sur nous l'œil attendri d'une mère pendant que nous mangions. Elle avait probablement elle-même un fils ou un mari qui avait été fait prisonnier de guerre, avait été blessé en Afrique, ou se battait en Russie avec les brigades bleues. Ce fut une période particulière dans notre vie.

La carte de Noël envoyée à mes parents en 1943.

Enfin, nous avons peint sur nos véhicules et d'autres pièces d'équipement des signes tactiques et l'insigne de notre unité. Après avoir actionné les vieux canons et avec un peu de peinture, nous avons repris les travaux d'entretien des pièce d'artillerie, notre fierté en dépendait. Il fallait faire le deuil de nos canons laissés en Angleterre et nous concentrer sur ceux que nous avions. NOUS ÉTIONS ARTILLEURS!

Notre régiment a passé le premier jour de la nouvelle année à Gravina. Des rumeurs couraient, nombreuses, sur le moment où nous allions voir le feu. Du front nous est parvenue la nouvelle de la prise d'Ortona par la 1re Division canadienne, une victoire qui avait cependant coûté terriblement cher en vies humaines. Voilà donc où en étaient les choses : après près de quatre ans dans l'armée, nous n'avions encore aucune expérience des combats. Notre attente n'allait plus durer. En effet, vers le 8 janvier 1944, des détachements précurseurs sont partis en direction d'Ortona, puis un sinon deux jours plus tard, tout le régiment quittait Gravina. NOUS AVANCIONS, ENFIN!

Quel soulagement nous ressentions. Comment allait-on s'en tirer? Combien parmi nous allaient être blessés ou tués? Serais-je parmi les survivants? Toutes ces pensées se bousculaient dans ma tête et je soupçonne que les membres de mon équipe, assis dans le tracteur d'artillerie, entretenaient des idées très semblables bien que nous n'en parlions pas. Les véhicules, les chars et les camions calcinés en bordure de la route étaient autant d'indices de la proximité du front. Nous avons vu ensuite les croix plantées dans les fossés, certaines coiffées de casques allemands, d'autres, du type de casque que nous portions. Nous savions maintenant que des hommes avaient perdu leur vie en passant ici, il y avait à peine quelques jours. Des mines déterrées avaient été abandonnées en tas, des maisons, soufflées par les tirs ennemis et il y avait des cratères de bombe partout. Nous avions sous les yeux la preuve que les choses se corsaient. Le front n'était pas loin, nous entendions de plus en plus clairement le son des bombardements et en fixant bien l'horizon, nous pouvions voir quelques explosions aériennes. C'était juste avant notre traversée de la rivière Moro.

Nous avons passé par San Vito, descendu la longue colline de l'autre côté de la rivière Moro, où tant de Canadiens avaient perdu la vie peu de semaines auparavant, puis remonté la pente. Jamais jusqu'ici le paysage ne nous était apparu aussi déchiré par la guerre. Nous avons poursuivi notre chemin sur cette route sinueuse et sommes passés sous les bouches des canons (de calibre 9,2 pouces) d'une unité britannique d'artillerie super-lourde. Deux ou trois de ces canons ont été actionnés à notre approche. Quelle détonation! Il n'y avait pas doute, nous approchions de la zone de tirs. Après les calibres 9,2, nous avons vu des canons de moyen calibre dispersés dans des champs boueux crevés de cratères. Un ou deux chars Sherman étaient renversés, noircis par la fumée. Chaque coup de volant nous rapprochait de notre destination. Peu de temps après, les sergents-majors de chacune des troupes sont venus à notre rencontre pour nous escorter jusqu'à nos positions de tir respectives. Ortona n'était pas loin, San Leonardo non plus.

Le 13 janvier 1944, à San Leonardo, on nous a dirigés vers une position de tir qu'avait quittée récemment un régiment d'artillerie britannique. Le ciel dégagé offrait une exceptionnelle visibilité. Les montagnes sur notre front gauche étaient passées sous le contrôle des soldats allemands (tedesco en italien). Ils devaient avoir une vue spectaculaire de là-haut, bien que les cimes fussent passablement enneigées, parce qu'ils guettaient le moindre de nos mouvements. À notre droite, Ortona, où la 1re Division canadienne avait livré une bataille victorieuse Noël dernier. J'ai déplacé notre canon à sa position, dans son trou, puis j'ai attendu que notre officier de tir, le lieutenant Alec McIntyre, me transmette ses ordres pour l'aligner avec les autres. J'étais convaincu cependant, tout comme le reste de l'équipe, que le trou ne ferait jamais l'affaire. Les artilleurs de notre troupe ont donc quitté leur poste à tour de rôle pour prendre la pelle et creuser. Nous étions bien formés pour ce genre de chose.

Nous avons d'abord procédé à l'excavation de bons trous de tirailleurs B que nous appelions aussi des tranchées simples B suffisamment profonds, puis avons empilé la terre excavée du côté exposé à l'ennemi. Il a ensuite fallu creuser le trou à canon. On ne s'est pas fait prier, c'était probablement pour nous une façon de nous ajuster à cette nouvelle réalité qui serait bientôt la nôtre. Notre équipe et tous les autres artilleurs de la troupe n'ont déposé leur pelle qu'une fois les trous creusés. Il fallait voir ce travail de soutènement avec la bouche des canons qui arrivait juste au-dessus de la terre empilée bien haut. Ensuite, nous avons installé des filets de camouflage. Même si les tedesco connaissaient déjà notre position, nous y tenions à ces filets, question, encore une fois, de nous tenir occupés. Nous avons encerclé les canons de quelque six ou sept cents obus et cartouches. Nous en avons enfouis sous la terre, mais nous allions en avoir bientôt besoin, semblait-il; le reste se trouvait en surface. Nous n'avions pas ouvert le feu et c'était notre première journée au combat. Le canon no 1 de la 60e Batterie, actionné par Mel Ross, a tiré le premier coup de réglage le 14 janvier.

Il était environ dix heures du matin quand un son inhabituel m'a tiré de mon sommeil. Un obus ennemi. Nous servions les canons 24 heures par jour et j'avais terminé mon quart, ainsi que deux des six membres de l'équipe. Ce premier projectile a été suivi d'une cascade d'obus qui s'écrasaient et explosaient maintenant partout autour de nous. L'adrénaline pompait dans mon corps, j'avais la bouche sèche et le cœur qui battait la chamade. Je pensais aux gars dans le trou à canon. Allaient-ils se tirer d'affaire? Peut-être qu'un tir ennemi atteindrait de plein fouet les munitions entassées autour d'eux? Le prochain obus a explosé tout près, on pouvait entendre le cliquetis des fragments sur l'empilade de boîtes de munitions en métal. Tout pouvait exploser. Quand les bombardements ont cessé, je me suis demandé si j'étais le seul survivant. Je suis sorti de ma tranchée et j'ai vu que tout le monde était sain et sauf. Tout ce qui se trouvait en surface était criblé de trous, mais miraculeusement, les deux troupes de la 76e Batterie avaient pu s'échapper. Selon Bob Wade, un transmetteur du poste de commandement de la batterie, un obus avait explosé juste devant l'abri du poste. Un éclat d'obus avait coupé la ligne qui reliait son casque d'écoute au poste de radio. Cette première offensive de l'ennemi avait fait un blessé, Bouchard, un artilleur.

Les 15 et 16 janvier 1944, nous avons préparé les munitions et amélioré le réseau de communication. Tous les canons du régiment ont déclenché quelques tirs, mais, principalement, nous repérions les cibles à atteindre à la prochaine offensive de notre brigade d'infanterie. C'était dimanche, le 16 janvier, et le temps était doux pour cette période de l'année. Nous étions tous très anxieux à l'idée de devoir bientôt protéger nos camarades de l'infanterie B le Perth Regiment, le Cape Breton Highlanders et le Irish Regiment of Canada. L'offensive a été déclenchée à 5 h 30 du matin par un barrage d'artillerie pilonnant les positions allemandes. Plus tard dans la matinée, nous avons appris que presque tous nos officiers observateurs avaient été blessés. Le capitaine Madden et l'artilleur McNair ont été atteints au moment où ils s'apprêtaient à avancer avec la Dog Company du Perth Regiment. Le capitaine Steer se trouvait avec la Charlie Company du même régiment quand une explosion a fait sauter le poste de communications et tué le commandant de la compagnie. Le capitaine Floyd Brooks a dû à lui seul faire pleuvoir des centaines de tirs par canon sur les positions ennemies. Au cours de cette intense manœuvre, il y a eu un moment où il a couvert à lui seul un des objectifs de tir pendant le mouvement de charge de l'infanterie.

Le 17 janvier 1944, l'offensive se poursuivait toujours et nous ne comptions plus le nombre de tirs sur l'ennemi, tellement il y en avait. J'ai reçu ce jour-là une lettre de ma mère me disant qu'elle m'avait acheté une obligation de la Victoire, d'une valeur de 100 dollars je crois. Eh bien, au rythme auquel nous épuisions nos munitions, cette somme avait fondu comme neige au soleil. Le 17 janvier, c'était aussi l'anniversaire de ma sœur Marjorie, qui avait 18 ans. Les heures s'écoulaient, et où que nous regardions, le sol était couvert de cartouches vides. La peinture des canons volait en éclats tellement ils étaient chauds. L'huile du frein de recul et du récupérateur avait chauffé au point où les pièces frottaient métal contre métal avec le recul des canons. La situation est critique en pareil cas et le canon ne devrait plus être utilisé, le temps qu'il refroidisse et qu'on ajoute de l'huile. Les armuriers comme Archie Simpson, Wilf Hogg, JD MacClean et Alfie Jordison ont tous fait leur travail pour que les vieux canons du désert continuent de fonctionner. Les uns refroidissaient les tubes avec de l'eau, les autres retiraient momentanément le canon de l'action pour enduire d'huile le frein de recul et effectuer d'autres réparations. Tout ce temps, nous savions que notre brigade d'infanterie comptait sur nous. Bien que quelques artilleurs fussent épuisés, ils demeurèrent à leur poste. D'autres ont dû quitter les trous à canon parce qu'ils avaient la membrane du tympan déchirée.

Mon canon a tiré 500 obus cette journée-là. Aucun de mes hommes n'a quitté le trou sauf pour uriner. Imaginez le martèlement des détonations dans les oreilles et l'effort nécessaire pour charger et tirer une pareille quantité d'obus. Seize tonnes de munitions par canon environ. Floyd Brooks nous avait d'abord ordonné de tirer cent coups, puis il n'était plus question d'arrêter. Au déclin du jour, il a fallu créer un écran de fumée pour couvrir le recul de l'infanterie. Quelle journée! Tant de vies humaines perdues. Notre infanterie n'a pas manqué de courage, mais les parachutistes allemands étaient expérimentés et bien dissimulés dans leurs tranchées. Le Perth Regiment et le Cape Breton Highlanders n'ont pu venger leurs morts que des mois plus tard. Les Allemands n'ont riposté à aucun de nos tirs, trop occupés à raser notre infanterie.

Notre régiment, le Perth et le Cape Breton Highlanders se souviendront longtemps du lundi 17 janvier. Certains disent qu'un renforcement des troupes sur un plus vaste front aurait fait la différence. Les artilleurs allemands auraient été ainsi incapables de concentrer leurs tirs meurtriers sur les deux bataillons d'attaque. Il arrive même à ce jour qu'un membre de la 1re Division nous rappelle qu'au moment où notre brigade a descendu dans les rues d'Ortona pour prendre contrôle de positions avancées, nos gars auraient dit : « Vous allez voir ce que c'est que se battre, et nous serons à Pescara pour souper ». La ville de Pescara se trouvait bien au-delà de la rivière Arelli.

C'est ici que tout ce que nous avions appris allait être mis à l'épreuve. Nos gars se sont très bien défendus, mais nos canons n'avaient pas encore essuyé un tir direct. Puis nous avons commencé à perdre des signaleurs et des adjoints observateurs, ainsi que des officiers d'observation avancée. Le jour suivant la malheureuse offensive, nous pensions que les Allemands allaient concentrer leurs énergies sur nous. L'ennemi a bel et bien tiré quelques coups de canon. À la tombée du jour, le 18 janvier, j'ai perçu un sifflement d'obus à ma droite; l'instant d'après, j'ai vu une gerbe de feu puis entendu une explosion. On aurait dit que l'obus avait éclaté dans un arbre. Je ne m'étais pas trompé. Sous l'impact, des morceaux d'écorce ont été projetés dans un trou de canon de la 60e Batterie, blessant le sergent suppléant Dick Horsman. Il faisait partie de mon équipe et avait été promu récemment à ce grade. Pour lui, la guerre était finie.

Un tir d'artillerie est terrifiant, et je ne crois pas qu'on ne s'y habitue jamais. Si vous vous trouviez seul dans votre tranchée à essuyer une tempête de mortiers et d'obus d'artillerie, votre cœur battait la chamade et l'adrénaline pompait dans vos veines. Vous imaginiez que les obus sifflants avaient des yeux et qu'ils vous cherchaient. En les entendant exploser tout près, vous saviez qu'ils avaient manqué leur cible. Les éclats d'obus transperçaient de bord en bord la toile tendue au-dessus de votre tranchée, si vous en aviez installée une. Tous les matins, un signaleur britannique marchait devant nos canons pour vérifier l'état d'une ligne téléphonique reliée à son poste de commandement. Nous avions remarqué qu'il procédait toujours à cette inspection à l'heure où Stan Gillespie, mon viseur d'arme, faisait infuser le pot de thé pour l'équipe d'artilleurs. Il disait : « Le thé, ça vous connaît vous autres les Canadiens ». Il faut dire que nos familles nous expédiaient du bon thé. Le thé réglementaire était une lamentable concoction sucrée mélangée à du lait en poudre et qu'on servait dans un contenant scellé semblable à une boîte de sardines.

Nous nous relayions tous pour puiser de l'eau dans un puits qui se trouvait à trois ou quatre cents pieds du canon. Un jour, c'était à mon tour d'y aller. J'avais fait remonter une chaudière en tirant sur une corde et réussi à remplir un contenant lorsque j'ai eu l'impression que le puits était tombé dans la mire d'un canon allemand. Le premier projectile a manqué la cible de quelques centaines de pieds, le suivant était plus juste et au train où allaient les choses, le prochain allait me tomber droit dessus. J'étais en train de tirer sur la corde quand au loin s'est fait entendre un coup de canon. Cette fois, ça y était! J'ai eu à peine le temps de m'abriter derrière le puits avant que le projectile ne s'écrase. C'était foutrement près. J'ai dû lâcher la corde et le seau; en me redressant d'un bond, je les ai vu disparaître au fond du puits. Je suis retourné à la position de tir, on m'a donné une autre corde et un seau et je suis retourné chercher de l'eau pour l'équipe. C'était mon tour après tout. Il faisait froid le soir du 18 janvier 1944, et la lune brillait dans le ciel sans nuages. Tout était très calme, mais le branle-bas de combat avait été donné au cas où il aurait été nécessaire d'actionner nos canons à la hâte. Le son émouvant des cornemuses est venu troubler le calme plat de cette nuit étoilée. C'était les Canadian Seaforth Highlander Pipers, aux portes d'Ortona, qui ordonnaient aux hommes de l'unité de prendre la relève de notre brigade. Je n'oublierai jamais cette nuit, et il arrive souvent qu'en y pensant, le même frisson me parcourt l'échine.

Le régiment est entré dans Orsogna et a été dès lors placé sous le commandement de la 4e Division indienne. Les positions de tir avaient été utilisées pour la dernière fois par la 2e Division néo-zélandaise, et il restait quelques abris souterrains en bon état; quant aux trous à canon, ils n'étaient pas mal du tout. Le sol était très mou quand les Néo-Zélandais avaient dû quitter leurs positions. Ils y sont parvenus en remplissant les ornières de boîtes de munitions sur lesquelles ils ont pu rouler leurs canons. Nous devions maintenant retirer toutes ces boîtes, en sortir les obus pour les nettoyer, les enduire ensuite d'huile de lin et les ranger jusqu'à ce que nous soyons prêts à les utiliser. Cette surcharge de travail nous a extirpé quelques mots bien pesés. Orme Payne se souvient très bien de ce secteur, comme il devait traverser tous les jours la route reliant Orsogna à Lanciano. On l'appelait la route maudite (the mad mile) parce qu'elle était surveillée par les Allemands et qu'ils tiraient sur tout ce qui avait le malheur de croiser la gueule de leurs canons, motocyclette, jeep, n'importe quoi. À chaque sortie, on risquait donc d'y laisser sa peau! Nous avions l'habitude de parier sur les chances qu'avaient un véhicule et ses occupants de faire le trajet sans se faire hacher menus.

Tard un soir, j'étais assis sur le siège du canon quand une furieuse rafale de mitraillette a retenti dans un petit village situé juste à notre droite. C'était probablement une patrouille allemande qui s'était aventurée dans le secteur pour vérifier que nous tenions bien notre position. Tout est redevenu calme, puis j'ai entendu un bruissement; j'ai relevé la tête et pointé mon Tommy-gun dans la direction d'où provenait le bruit. Un rat grimpait sur le parapet, et la lune lui faisait une sorte d'aura. J'ai poussé un cri et les artilleurs Oughtred et Gillespie sont sortis de l'abri en demandant si une patrouille approchait. « Pas de patrouille, j'ai répondu, mais il y a un foutu rat dans le trou à canon! » Le rat avait filé, et comme c'était l'heure de réveiller les trois autres membres de l'équipe, nous avons pris la direction de notre abri pour aller dormir un peu.

Position de tir près de la route maudite.

Le régiment est passé de la position de tir d'Orsogna à celle de La Torre, au sud-ouest de San Leonardo. La stratégie consistait alors à placer un ou deux canons à un endroit prédéterminé depuis lequel les lignes ennemies étaient pilonnées toute la nuit. Le but, en les harcelant ainsi, était de les faire sortir de leurs gonds et les forcer si possible à riposter. Pendant tout ce temps nous étions en position, notre point de pointage bien en vue B une lanterne accrochée aux hautes branches d'un arbre. Nous devions utiliser un agent propulsif de classe E, un type de cordite qui produisait un brillant éclair. Le stratagème devait, ou du moins c'est ce qu'on nous avait dit, déclencher des tirs de riposte et permettre ainsi à un groupe qu'on appelait les spécialistes de contrebatterie de faire les calculs de triangulation nécessaires pour établir l'emplacement de la batterie ennemie. Il y avait une autre façon de procéder et c'était par le son. Dans ce cas, les sections de contrebatterie disposaient des microphones le long du front et les calculs établis d'après le son capté leur donnaient les portée et direction des tirs ennemis.

Le cinquième soir où nous harcelions ainsi les Allemands, c'est moi qui devais établir nos positions de tir (on le faisait à tour de rôle), et l'ennemi commençait à montrer des signes d'énervement du fait qu'on le tienne ainsi éveillé toute la nuit. Tôt le soir, nous étions à nos postes habituels derrière le canon quand a retenti un furieux crépitement d'explosions aériennes. L'éclair d'une explosion juste au-dessus de nos têtes a précédé le cliquètement des éclats d'obus sur notre canon, qui sont ensuite venus marteler le sol autour de nous. Tout le groupe s'était serré contre le canon pour tenter de se protéger, mais l'ennemi nous avait directement dans sa mire. Nous avions réveillé la bête! Les tirs ont cessé aussi brusquement qu'ils avaient commencé. Après un ou deux tirs de riposte, nous sommes allés chercher refuge dans une maison à côté, dans l'attente des représailles, pendant que deux de nos hommes gardaient le canon. Nous n'allions pas nous en tirer comme ça, qu'on s'est dit. L'ennemi s'est mis à pilonner tout le périmètre du canon! Des dizaines de projectiles, c'était comme si des trains de marchandises nous roulaient dessus. Rien à voir avec du 88 mm, c'était au moins du 27 cm de calibre (11 pouces). Le bombardement a gardé un rythme effréné pendant longtemps, on aurait dit qu'il y avait trois ratés sur dix, puis quand il a cessé finalement, nous nous sommes dirigés vers le canon où nous avions laissé deux de nos gars. Ils n'ont pas répondu tout de suite à notre appel. L'ennemi aurait fait d'eux de la charpie s'ils n'avaient pas gagné le bas de la pente.

Il y avait des éclats d'obus partout autour du canon. L'arbre auquel la lanterne avait été suspendue avait été déchiqueté. Nous avons harcelé l'ennemi avec nos tirs le reste de la nuit, et avons eu droit à une autre virulente riposte au lever du jour, au moment où nous avions épuisé toutes les munitions au programme de tirs. À l'aube, nous sommes sortis attacher le canon avant de repartir. Un obus de 200 livres reposait dans le sillon d'une longue tranchée qu'il avait creusé dans sa glissade, abattant un arbre sur son passage. « Sergent Bannerman, m'ordonna le lieutenant Art DeBelle, allez voir si vous pouvez retourner ce gros obus pour que je puisse en relever le marquage. » Je lui ai répondu : « Mon lieutenant, il manque une partie de la fusée, et c'est contre les ordres, vous le savez, de toucher ou de déplacer une munition qui risque d'éclater. » Devant mon refus d'opérer, il a ordonné à mon chauffeur Fred Prokopenko d'obtempérer. Fred a exécuté les ordres et le lieutenant DeBelle a pu relever les inscriptions sur l'obus. Vous savez ce que le reste d'entre nous ont fait, sachant très bien quel danger nous menaçait tous? NOUS SOMMES RESTÉS PLANTÉS LÀ À REGARDER FRED. Il fallait être complètement dingues! Un obus de ce calibre aurait pu tuer tout le monde à la ronde en explosant à des centaines de pieds. Quelqu'un veillait sur nous, assurément.

L'infanterie patrouillait tous les soirs, et il arrivait que de temps à autre de rageux affrontements éclatent selon qu'une patrouille se montre plus agressive qu'une autre. Quant à nous, nous devions être prêts à intervenir à une seconde d'avis ou à diriger nos tirs sur un secteur particulier si l'une de nos brigades en patrouille avait besoin d'être soutenue. À cet égard, nous avons eu droit aux vertes réprimandes du major Lagimodiere. Un ou plusieurs tirs de canon n'avaient pas respecté les paramètres de tir et un gars de nos patrouilles d'infanterie aurait été tué ou blessé dans la procédure. Le major nous a assurés que nous n'étions pas responsables, mais c'est en termes non équivoques qu'il nous a rapporté la réaction du brigadier, très peu fier de ce qui venait de se passer. Il a continué en disant que c'était inexcusable et qu'à son avis, un meurtre avait été commis. À vous sergents d'artillerie de vérifier le pointage de vos canons et de vous assurer qu'il n'y a pas d'erreur dans l'alignement ni l'élévation, a-t-il averti. Pas question de prendre à la légère les commentaires du major Lagimodiere, c'était un dur à cuire, un officier qui n'entendait pas à plaisanter, et nous le savions.

Notre division tentait de recruter d'autres unités pour qu'elles acquièrent une expérience du combat. À une centaine de pieds d'où nous étions, le Lord Strathcona Horse avait positionné un char et une équipe contre une maison. Les équipes s'y relayaient parce que le secteur était devenu tellement boueux que le déplacement des chars était impensable. La maison et le hangar contre lesquels le char était stationné contenaient d'immenses cuves de vin, probablement des centaines et peut-être bien un millier de gallons de vin. Les desservants du char s'en arrosaient le gosier et nous les entendions vociférer depuis notre position de tir à toutes heures du jour et de la nuit. On se demandait combien de temps ça allait encore durer puisque nos artilleurs n'étaient pas autorisés à boire pendant qu'ils servaient les canons, quand deux ou trois officiers, et je crois leur SMR, sont arrivés en jeep armés de Tommy-guns et d'une bonne provision de munitions. Les officiers sont descendus du véhicule, ont échangé quelques mots avec l'équipe du char, après quoi la plus démoniaque rafale de mitraillette s'est fait entendre! Qu'est-ce qui s'était passé? Les officiers du Lord Strathcona Horse avaient troué les cuves comme des gruyères. Des milliers de gallons de vin s'écoulaient maintenant vers nos trous à canon, à tel point qu'il a fallu déplacer une pièce. Le tracteur d'artillerie s'était enlisé dans la boue créée par le torrent de vin, et s'il n'eut été de l'aide d'un deuxième tracteur, nous n'aurions pas pu l'en déloger. Après le départ des officiers, les équipes du char sont devenues silencieuses sous l'effet de la sobriété.

Tout au long de ce front statique, de fort intéressantes histoires ont circulé à propos de vin. On racontait qu'une unité gardait un grand cru dans un hangar. Les gars des autres unités venaient en jeep, en camion et en motocyclette avec de grosses dames-jeannes, des tonnelets, même des bouteilles d'eau pour s'approvisionner. On s'interrogeait beaucoup quant à l'identité du propriétaire de cette réserve. Était-ce les Perths, les Irlandais, les Cape Breton Highlanders, ou l'une de nos batteries? Tous s'en donnaient le titre.

Nous souffrions d'un grand manque de personnel. Sans bombardier ni sergent suppléant pour superviser un quart au moment où j'étais censé être relevé de mes fonctions, j'ai été forcé de roupiller près du canon pendant un jour ou deux. À cette période, nous avons reçu des munitions avec un type d'amorce B de calibre 222 je crois B qui provoque l'éclatement des projectiles en altitude. L'amorce était réglée pratiquement au quart de tour et les obus avaient été empilés dans le trou à canon en attendant les prochains tirs. Le moment en question avait été retardé à plusieurs reprises. J'étais arrivé à un tel état d'épuisement et mon équipe se trouvait en réel désavantage numérique. La nuit était calme quand j'ai décidé de quitter mon poste pour laisser ma place à une nouvelle recrue puis me suis dirigé vers le poste de commandement. Je pouvais enfin aller dormir! À peine avais-je fermé l'œil que le téléphone a retenti dans le poste de commandement. Je savais que nous avions reçu ordre de tir. J'étais debout et courais en direction du canon presque avant même qu'on ait eu le temps de décrocher le récepteur, et j'étais sur place pour recevoir les ordres.

Comme la nouvelle recrue n'était pas un artilleur qualifié, c'est moi qui ai écouté les instructions et établi la portée et la direction des projectiles, une dizaine environ, sur une cible prédéterminée. Le nouveau gars s'occupait de charger les munitions dans le canon, tandis que je corrigeais et vérifiais chacun des tirs, dix au total, avant de les déclencher. Puis l'ordre de relâche est venu. Il fallait maintenant ramasser les douilles vides, remettre en place la tape du canon et procéder au nettoyage nécessaire. C'est à ce moment-là que je me suis aperçu qu'il manquait dix des munitions fusantes préréglées, celles de calibre 222. J'ai demandé au nouveau gars s'il avait pris les dix munitions dans cette pile. Réponse affirmative. Nom de Dieu! Il avait chargé les projectiles empilés à l'endroit le plus éloigné de la culasse du canon. J'étais l'officier responsable, j'aurais dû vérifier ce qu'il faisait. Je savais que si les choses tournaient mal il y aurait des conséquences graves. Je me suis immédiatement dirigé vers le poste de commandement en prétextant je ne sais quoi et j'ai demandé au bombardier Bob Andrews de vérifier la portée des tirs pour voir si les coups tirés avaient touché l'ennemi et non pas explosé sur la tête de nos gars. La marge de sécurité avait été assez grande semble-t-il, et je suis retourné au canon en songeant que le mal avait déjà été fait de toute façon. Deux jours plus tard, nous avons utilisé les munitions fusantes. Mon canon a tiré dix obus à éclatement non aérien et le reste des munitions fusantes de calibre 222. Aucun mal n'avait été fait et j'ai probablement fait trembler de peur l'ennemi avec mon cocktail d'obus percutants et fusants.

Le 17 février, j'ai été transféré au PCR en qualité de sergent supérieur. Je devais y obtenir une formation pour devenir un sous-officier breveté de 2e classe (sob2), plus précisément sergent de service, sous la supervision du sergent-major de régiment (SMR). Il fallait donc faire mes adieux aux canons et à la troupe E, parmi laquelle je comptais beaucoup d'amis, et entamer un nouveau chapitre de ma vie de soldat. J'étais heureux et triste tout à la fois. Les canons et vous formiez un tout, vous étiez à son service, et lui au vôtre. Je ne disposais probablement pas de l'équipe la plus brillante, mais les gars étaient fiables, honnêtes et de vrais amis, ils exécutaient leur tâche aussi bien que n'importe qui d'autre. Je les épaulais et les ai tirés d'affaire plus d'une fois. J'ai recommandé la promotion d'au moins quatre d'entre eux, qui ont par la suite obtenu le grade de sergent. Tommy Stewart et Alec « Red » Ross ont tous les deux été tués plus tard en Italie, quand un obus leur est tombé droit dessus dans le trou à canon. Dick Horsman est passé sergent suppléant et a été blessé vers le 18 janvier 1944. Pour lui, la guerre était également terminée. Nels Humble, qui m'a remplacé auprès d'Easy Charlie (mon canon), a survécu aux combats.

Comme je le disais, j'ai été transféré au PCR le 17 février. Le poste de commandement se trouvait loin des canons, dans un secteur un peu à l'arrière, et avait été aménagé dans une grosse maison à deux étages très peu endommagée. J'étais toujours en fonction le jour pour pouvoir m'assurer, à la demande du SMR, que le garde était à son poste, vérifier que le symbole d'identification de l'unité était visible le jour et éclairé le soir. Si le SMR n'en avait pas le temps, c'est moi qui gardais la carte sur laquelle était indiqué qui se trouvait en première ligne, à quel endroit précisément et, d'après les comptes rendus de renseignement, quelles unités allemandes affrontaient nos troupes sur le front. Tous les jours, le SMR circulait avec cette carte et rencontrait tout le personnel du PCR pour lui brosser un tableau aussi précis que possible de la situation. C'est moi qui m'en chargeais quand il n'était pas disponible. J'ai encore aujourd'hui une bonne idée des coordonnées de nos moindres déplacements en Italie!

Ici, au PCR, je n'avais pas à bondir hors de mon sac de couchage à la sonnerie du téléphone, bien qu'il soit arrivé qu'on me confie la garde d'un téléphone de service. J'occupais un abri souterrain aménagé sur la contre-pente d'une petite colline, où je m'étais installé après en avoir masqué l'ouverture avec ma minitente. L'abri en question comptait deux niveaux, l'un tapissé du sac à couchage, l'autre servant de rangement pour la mitraillette Sten, les bottes et le reste de l'équipement. L'officier observateur aérien avait effectué un vol en basse altitude et laissé tomber un message avertissant le colonel Armstrong de son arrivée prochaine, le temps d'atterrir et de faire le parcours en jeep.

Une aire de repos avait été aménagée plus bas sur la côte, à Bari. Le matin suivant le passage de l'officier observateur aérien, je sortais de ma tente quand j'ai entendu le sifflement de projectiles ennemis. On aurait dit le rugissement d'un train de marchandises. En tournant la tête vers le PCR, j'ai remarqué que Bill Cain, l'ordonnance du SMR, se dirigeait vers le bâtiment. Un gros obus est venu s'écraser tout près de lui et a poursuivi sa course au moins dix pieds sous terre avant d'exploser et de provoquer un prodigieux geyser de mottes de terre qui retombaient tout autour de Bill. Je croyais qu'il n'allait pas survivre à ce bombardement en le voyant faire des détours sans continuer pour autant d'avancer vers la maison. Les obus meurtriers tombaient dru autour de lui, criblant profondément la terre meuble. Bill a pu finalement atteindre le quartier général, est monté à bord du camion en partance pour Bari où il a pu se reposer pendant quelques jours. À la fin du bombardement, je n'en revenais toujours pas que Bill ait pu se faufiler et survivre. Je suis allé inspecter le secteur pour voir si notre équipement avait été endommagé ou si l'attaque avait fait des victimes parmi le personnel. Les trous creusés par les projectiles étaient immenses et quelques-unes des mottes de terre délogées qui étaient retombées autour de Bill faisaient plus de deux pieds de diamètre. On nous avait tiré dessus avec un canon de gros calibre. À mon avis, les Allemands savaient que notre maison abritait un quartier général, plus précisément un poste de commandement. Les véhicules qui allaient et venaient, sans compter les vols à basse altitude de l'officier observateur aérien leur avaient mis la puce à l'oreille, et ils ne sont pas restés là sans rien faire.

Je me suis vite habitué au roulement du PCR. Je m'y étais fait de bon amis, entre autres Chuck Watson et Frank Comadina, avec qui moi et d'autres entretenions des relations étroites. Il fallait surtout se méfier de Chuck quand lui prenait l'idée d'épingler la liste des tâches à distribuer parmi les effectifs que vous étiez en train d'établir. Il pouvait tout aussi bien balancer son couteau par-dessus votre épaule pour clouer la liste à votre bureau, en manquant de justesse vos doigts posés sur la feuille de papier. Il ne m'en manque aucun, preuve irréfutable de son talent. Un gars avec qui j'étais allé à l'école, John Wiebe, faisait partie de la section de topographie au PCR. Jim Sinclair était le sergent responsable de cette section; nous sommes devenus des amis pour la vie à cette époque. Il y avait Jim Murray, le SMR, avec qui je communiquais tous les jours; nous semblions très bien nous entendre. Le capitaine-adjudant JL Wallace était intransigeant côté conduite et discipline. Il tenait pour dire qu'il fallait bien faire les choses, ou ne rien faire du tout. Je ne crois pas avoir croisé le fer avec JL pendant qu'il était adjudant. Je tentais de faire mon travail de mon mieux. Le colonel Armstrong, qui venait au quartier général pour en repartir aussitôt, était lui aussi respecté vu ses grade et comportement. Comme je venais tout juste de me joindre au personnel du PCR, il m'avait été donné peu d'occasions de lui parler directement. La situation allait changer avec le prolongement de la guerre.

Les canons et les gars de mon équipe me manquaient, mais je n'avais pas, ici, à creuser de trous à canon ni à passer le jour comme la nuit dehors. Nous ne manquions aucun repas au PCR, et nous nous trouvions en général dans un endroit plus sécuritaire. Ça aussi allait changer. Au début de mars, le 11e Régiment de campagne d'armée a pris notre relève et nous sommes allés nous installer à Lucera. Canons et artilleurs se sont dirigés vers l'école d'artillerie de la 8e Armée, établie à San Nicandro. Le camp terminé, le régiment a repris ses tâches routinières. Il fallait en effet nettoyer, laver et asticoter l'équipement pour le débarrasser de la boue du front d'Ortona, reprendre les pratiques sur le champ de tir et se remettre aux marches sur route. Un arrêt à l'unité mobile de bain était également au programme. Nous avions nous aussi besoin de faire un brin de toilette!

L'unité mobile de bain valait beaucoup mieux qu'un gallon d'eau chauffée à l'extérieur sur un feu alimenté par de l'essence, à côté duquel il fallait se tenir debout complètement nu et tenter de se laver de la tête aux pieds sans être saisi par le froid. Nous avons fait pour la première fois l'expérience d'une unité mobile sur le front d'Ortona. C'était à Lanciano, une très vieille ville dont certains secteurs dataient de l'époque pré-romaine, incluant d'autres sites tout aussi anciens. Nous devions nous dévêtir dans une vaste tente puis marcher vers une autre structure en toile. Dans un coin se trouvait une chaudière au diesel qui alimentait en eau chaude un grand nombre de pommes de douche. Une quarantaine d'hommes au moins prenaient leur douche en même temps. Une douche adjacente partiellement dissimulée était réservée aux soldats des 4e, 8e et10e troupes indiennes, qui se lavaient sans retirer leurs sous-vêtements. Je ne me rappelle plus quel principe religieux leur dictait cette conduite, mais tout comme nous, ils prenaient leur douche après quoi on leur remettait une paire de sous-vêtements propres. J'ai profité de notre passage dans la ville pour me rendre au marché aux figues. Il y en avait des monticules et de toutes les couleurs m'a-t-il semblé, depuis tous les tons de brun imaginables jusqu'au blanc. J'en ai acheté une poignée et m'en suis régalé avant de me diriger vers la Piazza, où la vie reprenait après l'heure traditionnelle de la sieste. Je suis entré chez un barbier, attiré surtout par le fait que seules des femmes y travaillaient. Fallait voir avec quelle habileté elles maniaient ces bons vieux rasoirs droits.

À un certain moment au mois de mars, nous avons mis en pratique un programme de tir en collaboration avec les unités d'infanterie. Le général Hoffmeister a pris le devant des troupes pour montrer aux hommes qu'il était possible de suivre de près un barrage d'artillerie. Nous prenions toujours grand soin de ne pas tirer de coups de canon qui risquaient de s'avérer meurtriers pour les nôtres. En avril, notre régiment s'est installé à Campobasso, une ville juchée au sommet d'une colline et dont avait pris contrôle la 1re Division au terme d'une dure bataille. Elle y avait établi un centre de villégiature pour les soldats, baptisé le Canada Club, Beaver Club. Nous y avons organisé quelques soirées dansantes auxquelles beaucoup de charmantes jeunes filles participaient. Elles étaient chaperonnées, si je me rappelle bien.

En avril 1944, un des artilleurs de l'équipe originale a été blessé dans cette ville, non par la faute d'un tir ennemi mais à la suite d'une altercation. Norman Parisien descendait une rue sombre de Campobasso avec d'autres membres du 17e Régiment de l'ARC quand il a aperçu un groupe de jeunes civils s'en prendre à un soldat canadien. Au moment où Norman s'est penché pour secourir son compatriote, un Italien lui a planté un couteau dans le dos et un de ses reins a été perforé par la lame. C'est grâce à la rapide intervention de quelques soldats polonais, dont certains étaient des femmes, que Norman a pu être transporté sur‑le‑champ à une infirmerie de campagne puis vers un hôpital militaire polonais. Nos alliés lui avaient sauvé la vie. Un bateau‑infirmerie a ramené Norman en Angleterre où, après s'être remis de façon remarquable de sa blessure, il ne souhaitait plus qu'une chose : rejoindre ses compagnons d'armes. Chaque tentative à cet égard a été contrecarrée, au point où l'on songeait à le promouvoir au grade de sergent pour le garder au sein de l'unité de transit de sorte qu'il puisse transmettre à d'autres son expérience directe des combats. Norman a continué de se présenter à chaque appel sous les drapeaux et chaque fois il recevait comme réponse : « Non, c'est impossible, vous êtes artilleur, et nous n'avons besoin que de fantassins. » On s'était donné le mot pour garder Norman au grade de sergent chargé d'une équipe affairée à construire les bâtiments d'un nouvel hôpital. Norman a réfléchi à la situation puis insisté au prochain appel pour retourner au combat non plus comme artilleur mais comme fantassin. Après une brève formation dans l'infanterie, Norman a pu rejoindre les rangs du Black Watch. Promu au grade de caporal, il a servi avec honneur pendant le reste de la guerre en Hollande et en Allemagne.

Le 14 avril 1944, le régiment s'est établi à Acquafondata, un village haut perché dans les montagnes, à droite de Cassino. Nous étions, comme la 11e Brigade d'infanterie, en position d'attente. Les fantassins et nos sections d'observation avancée devaient gravir une longue piste sinueuse dans les montagnes. Comme leurs positions étaient très exposées, le ravitaillement se faisait la nuit. Des jeeps, mais surtout des mules, arrivaient avec leur cargaison de postes de radio, de nourriture, de grenades et d'obus de mortier. Si vous marchiez devant une mule et qu'au son d'un bruit ou qu'à l'éclatement de tirs de mitraillette vous hésitiez à faire un pas de plus, elle s'arrêtait tout aussi net. Au moment de décharger les mules, il fallait être prudent parce qu'aussitôt délestées de leur cargaison, les bêtes sournoises se retournaient et déguerpissaient en deux temps, trois mouvements.

Les canons devant être positionnés en terrain très escarpé, il a fallu hisser les pièces à flanc de montagne, puis creuser des pistes jusqu'à un site suffisamment élevé pour que les projectiles puissent franchir la montagne devant nous. Cette position de tir avait été prise par la 2e Division néozélandaise. Le PCR se trouvait au haut d'une colline, dans le vieux village d'Acquafondata. J'ai profité de l'occasion pour marcher jusqu'à la vieille église et son cimetière. Je voulais voir les dates inscrites sur les pierres tombales; certaines remontaient aux quinzième et seizième siècles. Sur la plupart des pierres était gravé le nom de San Phillipe. Plutôt étrange, me suis-je dit, comme le nom me semblait de souche française. J'en ai demandé la raison à une dame d'environ 75 ans. Elle m'a expliqué que tout avait commencé à l'arrivée de San Phillipe sur cette colline, plusieurs siècles auparavant, à la suite de son expulsion de la France. Les garçons San Philippe étaient libres d'épouser des villageoises des sommets voisins, mais devaient continuer d'habiter Acquafondata, d'où la perpétuation du nom pendant des siècles.

Au pied du village coulait une eau de source limpide et froide qui jaillissait du flanc de la montagne, mais quelle corvée c'était pour la remonter jusqu'au village. Aussi, il avait été décidé d'aménager la cuisine du PCR au bas de la pente. Que pouvait-il y avoir de mieux qu'une fontaine d'eau pure et limpide et qu'un abri dressé contre la montagne? Un seul hic : la longue marche du village à la cuisine, trois fois par jour. En peu de temps, nous avions appris à gravir et à descendre cette pente avec la même agilité que des chèvres de montagne. À l'heure des repas, les enfants des civils encerclaient notre cuisine, munis de seaux ou de pots dans l'espoir de ramasser quelconque morceau de nourriture dont nous ne voulions pas. Vous vous imaginez assis par terre en train de prendre votre repas pendant que partout autour de vous, des enfants vêtus de guenilles guettaient chaque bouchée que vous avaliez de leurs doux et grands yeux bruns? Si vous étiez affamé, vous leur tourniez le dos et continuiez votre repas, mais c'est comme si vous sentiez le regard de ces tout‑petits vous transpercer le cœur. Bien des fois, d'autres gars et moi jetions notre nourriture dans les contenants qu'ils avaient apportés parce que nous n'avions pas le cœur de finir notre repas. Ils avaient d'habitude deux contenants chacun, l'un pour le thé que nous ne buvions pas, l'autre pour les restants de table. Certains donnaient aux enfants une cigarette pour leur « poppa », une tablette de chocolat, un gros pain de savon ou je ne sais quoi d'autre.

Jim Sinclair et les gars de la section de topographie ont mis la main sur une MG42, une arme allemande incroyable qui tirait 800 coups par minute, sinon davantage. Nous avions également trouvé des ceintures de munitions qui faisaient des centaines de pieds de long. Notre plan était de rattacher ensemble une dizaine de pieds de cartouches puis de faire exploser des souches ou des boîtes de munitions allemandes. En gravissant les collines où les Forces françaises libres s'étaient battues, nous avons découvert plusieurs cavernes, des abris en quelque sorte, et les cadavres de quelques soldats allemands. Le sol était jonché de pièces d'équipement ennemi, de tonnes de mortiers d'obus, de grenades à fusil et d'effets personnels abandonnés. Deux ou trois gars du Westminster Regiment nous ont rejoints, équipés d'une lunette visée montée sur une carabine allemande. Ils se sont mis à tirer sur des grenades à fusil allemandes pour les faire exploser. Sinclair, Watson et moi, qui croyions mieux savoir, avons fait une pile d'obus de mortier et de presse-purée (grenades à main allemandes) en prenant soin d'y intercaler une grenade pour tout faire exploser, mais en vain, bien qu'armée, la munition n'a pas éclaté. Jim Sinclair s'est allongé alors sur le sol, là où la terre faisait un renflement, puis a aligné sa mitraillette sur la pile de munitions. Comme j'étais complètement à découvert, je lui ai crié d'attendre qu'on se mette à l'abri. Je me suis serré contre le tronc d'un chêne rabougri qui faisait à peine huit pouces de diamètre. Jim a déclenché une rafale de tirs sur la pile de munitions, puis tout a explosé! Les éclats d'obus faisaient un bruit sourd en heurtant mon petit arbre chétif, et des branches et des feuilles me tombaient dessus. Jim ne s'était pas abrité et l'explosion lui est passé directement au‑dessus de la tête. Nous étions bénis du ciel, il n'y avait pas de doute là-dessus, parce que personne n'avait été blessé. Quelle idée vraiment stupide nous avions eue. Nous savions pourtant très bien le risque que nous courions. Jim Sinclair, John Wiebe et quelques membres parmi l'équipe de topographie ont dû retourner au sommet de cette montagne le lendemain pour enterrer les soldats allemands. Ils avaient été tués il y avait quelque temps déjà et leurs dépouilles n'avaient pas été ensevelies.

Le SMR et le nouveau sergent de la section de topographie, John Wiebe, ont commencé à jouer au chat et à la souris pour une question de rhum. Le SMR savait que John buvait le rhum réglementaire dont il avait la garde, et pour le prendre en faute, il avait eu l'idée de faire une marque de crayon sur le gallon de verre pour savoir quelle quantité de rhum lui était confisquée d'une fois à l'autre. John avalait quelques gorgées et versait ensuite de l'eau dans le gallon à égalité avec la marque de crayon. En peu de temps, le rhum était tellement dilué que tous ont deviné la supercherie. Le SMR est venu me trouver, comme j'étais sergent suppléant, et m'a demandé d'avertir mon copain Weibe de ne plus toucher au rhum, sans quoi il aurait de réels pépins et saperait les chances qu'il avait de conserver son grade. Je ne crois pas que John ait récidivé après ça.

Une petite souris est venue me rendre visite un soir que j'étais de garde près du téléphone. Elle contournait les téléphones par des chemins différents, sournoise qu'elle était, pour éviter d'attirer mon attention. Puis elle se glissait jusqu'au gâteau aux fruits qu'un des officiers avait laissé sur place et en volait un morceau. Je me suis dit qu'il fallait donner une leçon à cette petite futée. J'ai tiré sur ma cigarette et aspiré une bonne quantité de fumée, et lorsque le petit monstre a refait surface près du gâteau, je lui ai soufflé un écran de fumée dans le visage. La petite bête a fait un bond dans les airs, s'est frotté le museau avec les pattes de devant et s'est éclipsée pour la nuit. Le vilain renard que j'étais était fier de son coup.

Les canons étaient relativement silencieux tout le temps que nous sommes demeurés dans ce secteur. Les choses se sont passées autrement pour les officiers d'observation avancée et les hommes puisque leurs moindres déplacements durant le jour étaient aussitôt suivis de tirs d'obus. L'approvisionnement des troupes et le transport de matériel dans les montagnes étaient difficiles, de même que les communications, qu'il fallait maintenir. Les radios fonctionnaient mal en région montagneuse. Les fragments d'obus et les éclats de rocs sectionnaient les fils de téléphone. Orme Payne, l'un des sergents signaleurs de la batterie, avait conçu un plan et disposé les fils en escalier, ce qui nécessitait un peu plus de travail au départ et doublait la quantité de fil utilisé, mais au bout du compte, la communication n'était pas coupée. On aurait dû le décorer d'une médaille pour cette astuce.

Nous avons quitté Acquafondata, notre village au haut de la colline, au début de mai environ. Un régiment d'artillerie sud-africain venait prendre notre relève. Nous nous sommes déplacés vers une zone de camouflage le long du fleuve Volturno. On l'appelait ainsi parce qu'elle donnait l'illusion que le corps d'armée canadien ne se trouvait plus dans aucune zone de combat. Nous comprenions maintenant ce que ça signifiait. Nous allions probablement devoir diriger une attaque dans la vallée du Liri si Cassino tombait aux mains de l'ennemi. Jusqu'à maintenant, 80 000 soldats parmi les troupes alliées avaient été blessés ou perdu la vie durant la bataille pour prendre contrôle de Cassino, des montagnes environnantes et de l'Abbaye du Mont-Cassin. Notre séjour ne devait pas durer, le temps seulement pour le régiment de faire son travail. Le nettoyage et l'asticotage des pièces, la remise en état des vieux canons et la réparation des pièces d'équipement mobile ont tenu nos mécaniciens, nos armuriers et les sections des équipes de dépannage fort occupés.

Chuck Watson et moi avions une heure à dépenser. Équipés d'une mitrailleuse légère Bren, de 1 248 balles traceuses, de deux Tommy‑guns et d'amples munitions, nous sommes partis en direction de la rivière pour tirer, mitraillettes contre la hanche, sur des cannettes, des bouteilles et tout ce que le fort courant transportait avec lui. Tout un exercice je vous assure. Un Italien est venu à notre rencontre et nous a fait comprendre en gesticulant qu'il voulait tirer un coup de mitrailleuse Bren. Nous lui avons montré comment tenir l'arme puis lui avons dit de laisser aller. Tire! Oh, il a tiré, seulement il avait visé haut et vidé tout le chargeur de balles traceuses par-delà la colline, Dieu sait où. Pas question de recommencer. Lorsque Chuck a retourné la mitrailleuse Bren, Bert Townsend, le sergent armurier, lui a dit qu'en tirant autant de munitions, nous avions abîmé un canon. Plus question non plus d'emprunter des mitrailleuses Bren pour s'amuser à tirer de la hanche!

Je sais que selon Lord Wavell, la vie d'un militaire est un composite constitué de 90 % d'ennui et 10 % de peur. Chuck Watson et moi faisions ce que nous pouvions pour chasser l'ennui. La peur, elle, était inévitable pour quiconque faisait l'expérience d'un tir de mortiers ou d'obus par l'artillerie ennemie. Les Allemands étaient d'excellents artilleurs et précis à part ça. Ils connaissaient l'emplacement de chaque buisson, maison, carrefour et borne topographique, sans compter qu'ils étaient toujours positionnés en terrain élevé. Ils avaient déjà arpenté tout le secteur et connaissaient l'emplacement de chaque point de rencontre au mètre près. Plutôt intimidant, mais nous avions un peu plus de canons qu'eux.

Nous nous trouvions à Capoue, en mai 1944. C'était censé être une zone de repos et de rééquipement, alors qu'en fait, nous nous y sommes peu reposés et l'équipement que nous avaient laissé les rats du désert (The Desert Rats) n'avait presque rien de neuf. Nos mécaniciens ont fait un excellent travail pour remettre en état de marche canons, camions et tracteurs d'artillerie. Un véritable tour de force pour lequel ils auraient tous dû recevoir une médaille.

L’avance sur Rome
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